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Lalee

     Les yeux de Lalee la picotèrent. Depuis une bonne heure, elle s’attelait à imiter les gestes de Pop’, penchée sur différents circuits et autres fils rouges, bleus et blancs. Les doigts de Pop’ étaient agiles et fluides à l’inverse de ceux de son élève qui restaient maladroits. Elle ne manipulait pas de matières dangereuses ; du moins, pas encore. Il s’agissait d’un exercice de manipulation sans dangers mais, bien qu’elle y mette du sien, elle ne réussissait à rien. Ses mains tremblaient de nervosité lorsqu’elle devait introduire un réactif fictif. Quand il s’agissait d’un travail chimique, ses éprouvettes finissaient au sol dans une flaque arc-en-ciel, giclant sur son tablier qui lui donnait des airs de forgeronne. Un fil refusa de se tordre ; Lalee poussa un juron si bas que Pop’ ne l’entendit pas. Tant mieux, ça lui éviterait de se recevoir un coup sur les doigts. Ses dents grincèrent, se forçant à la concentration.

 

               Je dois réussir.

 

Alors que Pop lui lançait des regards inquisiteurs, assez explicites pour qu’elle comprenne aisément qu’elle n’était qu’une incapable, ‘Lee se pencha de plus belle sur son ouvrage. Elle mit quelques gouttes d’un liquide foncé, noir, dans une éprouvette qui avait survécue à ses précédentes manipulations. Elle l’installa bien en équilibre sur un support.

 

                Première étape, faite.

 

Sur sa droite, elle s’empara d’une pipette doseuse et l’introduisit dans un petit flacon en verre pour en soutirer une substance grise.

 

                Une goutte seulement !

 

Elle freina son tremblement, appuyant sur l’extrémité gonflée de l’ustensile. La goutte grise goutta longuement avec de plonger dans la substance noire. Rapidement, elle boucha l’éprouvette d’un bouchon avant de la placer au-dessus d’un bec-bunsen. Elle l’alluma, travaillant la hauteur et la puissance de la flamme et patienta. Sous l’effet de la chaleur, le mélange devint bleu d’un azure très doux. Quoiqu’un peu surprise du résultat, Lalee se garda de faire le moindre commentaire et se recula d’un pas en attente d’un verdict. Pop’ s’approcha, l’œil scrutateur pour mieux évaluer le travail. Il finit par hocher ostensiblement la tête :

 

  • Ce n’est pas trop tôt. Une matinée pour apprendre à verser un liquide sans trembler !, se moqua-t-il.

  • Je commence. Un peu d’indulgence…, bougonna la jeune fille.

  • Il va falloir travailler plus dur encore pour que tu ne finisses pas amputée en concevant une bombe., la sermonna Pop’.

  • Dans ce cas, autant s’y remettre maintenant., le chambra-t-elle d’un sourire.

 

Le chimiste grogna mais n’émit aucune objection. Il déplia une liste d’une dizaine de composants et lui expliqua qu’elle devait elle-même les trouver sur les diverses étagères. Un exercice de mémoire. Au vu de nombreuses visites de Lalee, Pop’ avait prit le temps d’étiqueter les divers flacons et fioles ce qui lui valut un remerciement chaleureux de la jeune fille. Cette fois, les flacons avaient été retournés pour l’exercice et leur organisation fut changée. Comme toujours, Lalee fut frustrée de ne pas s’y retrouver. Pop’, vicieux, plaçait certains pièges de couleurs, attisant l’hésitation de ‘Lee. Elle fit jouer des flacons entre ses doigts sans n’en reconnaître aucun. Au bout de cinq minutes, lassée que cela ne donne rien, elle recula et lança un regard désolée à Pop’. Ce dernier parut outré d’un tel abandon.

 

  • Cesse de toujours baisser les bras devant la difficulté. Tu ne peux pas toujours te comporter ainsi, surtout sur le terrain ! Hésiter, c’est la mort.

  • Comment voulez-vous que j’y arrive ?, soupira Lalee, C’est impossible de me rappeler de tout ça.

  • Quitte à te marteler le crâne avec une massue, tu assimileras toutes ces notions !, lui assura le petit homme.

 

Il lui adressa un signe de tête décidé qui rassura Lalee. Il tint parole. Ils travaillèrent ensemble, le scientifique faisant preuve d’une plus grande patience qu’à l’habitude. Jusque tard dans la soirée, il la fit déambuler parmi toutes les fioles possibles. Si la jeune fille avait l’impression de croupir dans cette salle, elle finit tout de même par retenir quelques noms, certaines consistances propres aux explosifs. Si elle parvenait à acquérir cette base – les bons ou mauvais composants – les manier lui paraitrait bien plus facile, par la suite. Pop’ lui embrouilla l’esprit plus d’une fois, testant sa réactivité face à la panique. Au fur et à mesure, Lalee ne se laissa plus surprendre par les coups en traitre du scientifique. Mais cela ne fut pas suffisant pour lui accorder une note respectable en fin de journée. Confondant deux produits, elle prit un puissant corrosif utilisé pour les actions à « bout portant Â» pour un simple liant. Cette erreur lui valut une bourrade dans les côtes. Elle gémit, encore courbaturée par ces semaines d’entrainement physique.

 

  • Mieux vaut arrêter pour aujourd’hui avant que tu ne me défigures !, la congédia Pop’ en gambadant de droite à gauche sur ses petites jambes.


Déçue du résultat, ‘Lee partit la tête basse.

 

Au vu de l’heure, la jeune fille ne se risqua pas à rejoindre son dortoir. Les autres devaient dormir et si elle les réveillait, elle ne donnait pas cher de sa peau. Le gymnase était verrouillé, lui bloquant l’accès. Dépitée, la jeune fille se rendit dans la Grande Salle et s’installa dans son coin habituel, dos contre un mur. Pour y passer la nuit, ce n’était pas très confortable. L’air frais l’obligea à enfiler sa veste qu’elle gardait nouée autour de sa taille. Elle resta assise dans la pénombre, le silence pesant la mettant mal à l’aise. Elle tourna la tête à droite à gauche, le sommeil ne venant pas et l’ennuie étant palpable. Elle s’occupa comme elle le pouvait : elle tressa ses cheveux, délaça pour mieux relacer ses chaussures, joua avec ses doigts, s’étira, fit la chandelle contre le mur… Tout et n’importe quoi jusqu’à ce que les options soient épuisées. Sauf une. Lalee fit les cents pas, le regard rivé sur la sortie du QG.

 

                Et si… ?

 

Il n’y avait personne. Cole n’était pas là pour la chaperonner. Elle pouvait sortir sans se faire voir. Oui, elle voulait sortir au grand air, fuir ce trou usant et sombre. Elle se rongea l’ongle du pouce, trépignant sur place.

 

                S’ils veulent que personne ne sortent, ils n’ont qu’à mieux surveiller !

 

Résolue, Lalee se dirigea vers la sortie. A mi-chemin, toutefois, une petite silhouette lui barra la route. Elle cligna plusieurs fois des cils pour l’identifier.    

 

  • Alec ?,  reconnut la jeune fille.

 

Inquiète de le trouver là à cette heure-ci, elle s’accroupit devant lui pour être à sa hauteur.

 

  • Ta maman sait que tu es ici ?, s’enquit-elle d’une voix douce.

 

Il secoua vivement la tête, boudeur.

 

  • Non., lui avoua-t-il de but en blanc.

  • Pourquoi es-tu là ? Il est tard. Ta mère risque de s’inquiéter.

 

Alec pointa son doigt vers la sortie :

 

  • Je sais qu’on peut sortir par-là et mon papa est toujours dehors. Maman dit qu’il ne reviendra pas mais elle ne veut pas l’aider à retrouver sa route. Il doit être perdu. Je le sais ! Sinon, il serait déjà là.

 

Les yeux ambrés de Lalee s’adoucirent. Comme n’importe quel enfant, il ne comprenait pas la disparition de son père. A cet âge, les parents ne sont pas voués à partir un jour. Attendrie, la jeune fille lui offrit un mince sourire.

 

  • Je te comprends. Mais il ne faut pas que tu sortes ; reste avec ta maman. Tu dois bien t’occuper d’elle, d’accord ? Et si tu t’en vas, qui le feras ? Retourne te coucher.

 

Il s’accrocha à elle, la suppliant du regard. Lalee grimaça. Dehors, elle ignorait ce à quoi elle serait confrontée ; avec le petit, elle n’aurait le droit à aucune erreur de calcul. Cependant, Alec chercherait par tous les moyens à sortir d’ici alors mieux valait qu’il soit au moins accompagné d’un adulte. Lalee se saisit de sa main tendue et ils empruntèrent le chemin de la sortie. Ne rencontrant toujours personne, ‘Lee en vint à s’interroger sur le dispositif de sécurité du QG. Il lui paraissait bien désuet. Elle préféra en profiter que de faire demi-tour. La jeune fille aida Alec à grimper l’échelle, veillant à ne ce qu’il loupe aucun échelon. Enfin, à l’air libre, les deux paires d’yeux se rivèrent sur l’étendue du ciel noir, ponctué de pépites lumineuses.

 

  • Les étoiles !, s’enthousiasma Alec.

 

Oui, les étoiles. Lalee inspira profondément, heureuse de sentir sur sa peau la brise légère et de pouvoir contempler la nuit. Toute appréhension, culpabilité de désobéir à Cole ou au Comité l’avaient quitté à l’instant où elle avait soulevé la trappe. Sans prévenir Alec, elle le souleva pour l’assoir sur ses épaules. Ravi, Alec leva les bras vers le ciel, s’en approchant encore. Lalee l’aurait aussi fait pour Sonnie. La nuit restait le seul moment où le ciel ne s’assombrissait pas des traces de la guerre. Elle apportait, avec les étoiles, la vision d’un infini meilleur, projetant un calme paisible. ‘Lee aurait aimé se plonger dans cet océan nocturne pour mieux goûter à la plénitude. Partir loin d’ici.

 

                Partir…

 

Elle jeta un Å“il à la trappe. Si elle le souhaitait, elle pourrait fuir. Abandonner le QG, la Résistance, toutes ces obligations, ces règles imposées. Qu’est-ce qui pouvait la retenir ? Elle ramènerait Alec à l’intérieur et prendrait la poudre d’escampette. Mais où pourrait-elle donc aller ? Vivre à la dure serait certainement moins difficile que de supporter le QG, les remontrances de Cole. Elle irait dans le sud, dans un coin tranquille loin de la République et du Mouvement. Avec quatre planches – qu’importe ! – elle se construirait une cabane et s’y cacherait, vivant du braconnage et de son envie de vivre. Comme son père et sa mère l’avaient fais ; ils avaient été heureux ainsi. Elle pourrait l’être aussi.

 

                Mais… Sonnie ?

 

Elle ne l’avait pas encore retrouvée. Elle ne pouvait ne penser qu’à elle-même et laisser tomber sa cadette. Elle n’avait pas su la protéger une fois ; il était hors de question qu’elle fuit en l’abandonnant une seconde fois. Et puis… le visage de Skill et de Pop’ lui apparurent pour terminer sur celui de Cole.

 

                Eux non plus je ne peux pas les abandonner… Ils ont fais beaucoup pour moi.

 

Cole lui apprenait à se renforcer, à se défendre. Pop’ avait la patience de lui enseigner ce qui commençait à la passionner et Skill… Skill était son ami, tout simplement. Son destin était dorénavant lié à la Résistance ; sa vengeance aussi.

 

Un aboiement au loin interrompit le court de ses pensées. Lalee se crispa. Un chien dans les parages n’augurait rien de bon. Une patrouille ?  Elle fit descendre Alec de ses épaules et le tira derrière une ruine. Ils s’accroupirent, Lalee soigneusement placée devant le garçon. Elle attendit. La tentation de rejoindre la trappe et de s’y engouffrer la titilla mais si jamais ils étaient localisés, le QG serait découvert.

 

              Quelle idiote !

 

Elle n’aurait jamais dû sortir. Son estomac se noua de peur et son cÅ“ur tambourina dans sa poitrine. La jeune fille porta sa main à la ceinture espérant en sortir son Holster qui fut absent. Elle constata avec effroi qu’elle était désarmée. Les aboiements se rapprochèrent. La silhouette canine fut bientôt en vue, reniflant de tous cotés. Lalee se resserra contre Alec, prête à le défendre corps et âme. Le berger-allemand, haletant, leva ses oreilles de loup et s’approcha sans agressivité, les ayant repérés. Son poitrail portait un attirail militaire au sigle de l’armée. ‘Lee guetta l’approche de soldats qui ne vint pas. Intriguée, la jeune fille se pencha hors de sa cachette pour mieux distinguer l’animal qui se lécha les babines de joie. Lorsqu’il avança de plus belle vers eux, elle remarqua qu’il boitait, la patte arrière couverte de sang. Ses poils, rêches, formaient des piques sur le sommet de sa tête, entre les oreilles. Etait-il perdu ? Ou son maître avait-il succombé à une attaque de Résistants ? Abandonnant sa peur première, elle sortit à quatre pattes et s’approcha du chien. Il était dans un piètre état. Elle s’assit, dans une posture de paix, et tendit la main vers lui. Il s’assit, posant la truffe dans la paume avant de la lécher. Lalee le caressa en prononçant des mots rassurant. Elle patienta qu’il soit, tout comme elle, en confiance avant de se remettre debout pour examiner plus consciencieusement ses blessures. Rien de grave : quelques égratignures et la plaie à la patte postérieure. Elle le câlina, le félicitant pour son courage. Alec sortit à son tour et vint près d’elle en s’accrochant à son pantalon.

 

  • Gentil chien ?, s’assura-t-il.

  • Regarde, il ne dit rien. Tu peux le caresser.

 

Lalee lui prit délicatement la main pour la poser sur le pelage humide. Le chien se laissa faire, ses grands yeux caramel posés sur eux. Alec sourit et le caressa vigoureusement.

 

  • Il a une famille ?, demanda le petit garçon.

  • Je crois qu’il n’en a plus.

  • On peut le prendre avec nous, alors ?

 

Sceptique, la jeune fille pesa le pour et le contre. Toutefois, le visage suppliant d’Alec fit basculer la balance vers le pour. L’animal ne survivrait sans doute pas sans eux. Elle décrocha l’attirail militaire et qu’elle prit soin d’enterrer, évitant le doute sur sa provenance.

 

  • Va ouvrir la trappe Alec, s’il te plait.

 

Pendant qu’il obéissait, Lalee souleva l’animal et poussa un hoquet sous l’effort. Il pesait très lourd. Alec l’attendait devant l’ouverture. Il s’apprêtait à descendre en premier mais ‘Lee le lui interdit. Elle passerait d’abord pour veiller sur lui durant la descente et éviter qu’elle ne lui tombe dessus si elle lâchait prise. Descendre fut une véritable épreuve. Elle remercia toutes ces heures de musculation. A terre, elle dût faire une pause pour soulager ses bras. Dans la Grande Salle, Lalee n’hésita pas une seule seconde à se rendre dans le dortoir des cuisiniers. Frantz, personnage que lui avait présenté Skill, était un vétérinaire reconvertis dans la restauration. Les bras chargés, elle demanda à Alec de frapper à la porte. Frantz ouvrit, ensommeillé. Agacé d’être réveillé au beau milieu de la nuit, il les gratifia d’un œil noir qu’il perdit aussitôt en remarquant le berger-allemand.

 

  • Tu veux bien nous aider sans nous poser de questions ?, chuchota ‘Lee plus sous le coup de l’effort que de la supplication.

  • J’en poserai quand cette pauvre bête ira mieux.

 

Il les invita à entrer et lui désigna le lit. Lalee y déposa doucement le chien. Lorsque celui-ci vit le grand homme s’approcher, il tenta de déguerpir. Il fut bloqué par Frantz, habitué, qui entreprit de l’examiner.

 

  • Ce chien est un véritable champion. Il a une bonne musculature et je ne parle pas de son pedigree…, confia le cuisinier.

 

‘Lee déglutit, priant pour qu’il ne se doute pas qu’il s’agissait d’un chien républicain. Heureusement, il n’ajouta aucun commentaire, se concentrant sur les soins. Lorsque ce fut terminé, Lalee caressa le chien endormis. Alec dormait contre lui.

 

  • Et si je t’appelais « Warrior Â» ?, souffla-t-elle.

 

Ce chien avait eu ce sursaut, cette envie de continuer à vivre. L’instinct de survie ; tout comme elle. Elle sourit. « Warrior Â» lui irait comme un gant.

 

 

 

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