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Gabrielle

        Le lieutenant-chef conduisit Gabrielle et Dan dans leur nouveau dortoir ou plutôt cellule. Durant une semaine, ils seraient consignés là-dedans, comme mit en suspension. La pièce grise, aux murs nus, était dépourvu de lumière. En effet, une seule fenêtre en alcôve et avec barreaux laissait passer un timide rayon de lune. La cellule restait minuscule, munis de deux lits de chaque coté, séparés par une simple table en fer. Rien ne leur permettait de ranger leurs affaires : aucune commode, aucun placard. Juste leurs lits. Quand bien même auraient-ils eu la délicatesse de leur céder des meubles de rangement, aucun n’aurait tenu tant la pièce ne le permettait pas. Dan jeta son paquetage sur le lit de gauche, sans demander l’avis de Gabby. Il imposait déjà son territoire. Si Vincens souhaitait se prêter au jeu, la bataille serait rude tant la zone restait restreinte. En un sens, ils n’avaient pas le choix. La jeune femme aurait pu se sentir gênée de partager une cellule pareille avec un homme qui, elle l’admettait, restait très séduisant. Toutefois, ses longues années à côtoyer la gente masculine que cela soit dans les dortoirs ou durant leur temps libre l’avaient formaté à une telle proximité. Il lui fallait tout de même l’admettre, une telle intimité ne lui était pas familière. A l’indifférence de Dan Turner, elle en conclut que ça ne le dérangeait pas. Gabrielle ne risquerait pas une altercation musclée au beau milieu de la nuit. Convaincue d’une telle certitude, elle installa son sac sur le lit de droite, à défaut. Le lieutenant-chef les laissa là, sans un mot. Le Sergent Turner ôta sa veste après avoir soigneusement déposé son béret sur la table de chevet. Se faisant, tandis que Gabrielle jetait un coup d’œil involontaire, cette dernière admira la musculature de Dan, son cou puissant, sa taille en V. Puis, lorsqu’il se délesta de son débardeur, elle remarqua les contusions, hématomes aussi violacés que les siens.

 

                Sûrement dû à l’écroulement du bâtiment quand il m’a couverte.

 

Il dû sentir le poids de son regard puisque, sans même se retourner, il lâcha :

 

  • Même si notre coéquipier est un pleutre, on ne l’abandonne pas.

  • Quoi ?, laissa échapper Gabrielle, prise au dépourvu.

​

Dan enfila un t-shirt blanc avant de se tourner vers elle et de la fixer de ses yeux gris orageux :

 

  • Pour ta faiblesse durant la mission, j’aurai du te laisser crever.

 

Gabrielle garda son calme bien qu’elle encaissa la remarque comme une gifle.

 

  • Sergent Turner, dois-je vous rappeler que vous n’avez pas obéis à mes ordres ? Nous aurions pu prendre la fuite sans dommage collatéral mais votre sang chaud a bien faillis nous coûter la vie., répliqua-t-elle froidement. 

  • Ces enflures de terroristes ne devaient pas gagner !, plaida-t-il, la veine de son cou palpitant.

  • Mais qui êtes-vous donc pour vous permettre de faire primer votre fierté avant la survie d’une unité ?

 

Dan serra les poings. Gabrielle comprit que dans le bureau du colonel, le Sergent n’avait agis qu’en solidarité pour sa coéquipière. Désormais, dans cette cellule, les choses devaient être mises à plat.  

 

  • Nous devions agir ensemble !, ajouta-t-elle, souhaitant donner plus de poids.

  • Ensemble ?, ricana Turner, Nous devons avoir une définition bien différente de ce terme. N’est-ce pas toi qui m’as bousculé pour sauver ce gosse ?

 

Gabby n’avait rien à répondre à cela.

 

  • Sergent, je vous rappelle que je suis votre Lieutenant, un officier qui vous est supéri…

 

Il fit un seul pas, dépassant la jeune femme d’une bonne tête. Sa forte carrure aurait pu l’envelopper toute entière s’il avait voulu en venir aux mains. Dans une pièce aussi confinée, Gabrielle aurait du mal à avoir l’avantage. Vincens leva les bras devant elle, prête à se défendre. Au lieu de cela, Dan se saisit de ses épaulettes qu’il arracha avec violence. Il y mit une telle force que Gabby manqua de chanceler. Dans la suite, il agrippa le béret et lui fit suivre le même chemin que les deux tissus précédents. Il tira sur les boucles noires qui se défirent avec désinvolture. Gabrielle resta de marbre, soutenant le regard gris avec défis. L’espace restreint les obligeait à n’être qu’à quelques centimètres l’un de l’autre debout.

 

  • On va parler d’égal à égal., la prévint-il, Sans galons, sans hiérarchie. Pas la peine de te cacher derrière ton grade.

 

Gabrielle pouvait sentir le même parfum boisé de Dan lorsqu’il l’avait protégé durant l’effondrement.

 

  • Gabrielle Vincens, j’ai sauvé notre peau et anéantis les rebelles. J’ai aussi préservé ton joli petit cul de jouvencelle du colonel. Alors ne vient pas hurler au scandale et me faire porter le chapeau !

 

La jeune femme eut une furieuse envie de le frapper en plein visage. Non seulement il lui manquait d’un total respect, mais en plus il la rabaissait au vu de son statut de femme.

 

  • C’est ça que tu attends de moi ?, grinça-t-elle, Une reconnaissance éternelle ? Je n’ai rien dis non plus sur ton comportement imprévisible, ni sur ton insubordination. Dans tous les cas, nous sommes quittes et dans la même galère. Alors, mon grand, tu vas remballer tes grands airs de G.I Joe et la boucler.

 

La colère marqua les traits de Turner. Son souffle saccadé piqua les yeux de Gabrielle. Au moindre de ses faux mouvements, elle n’hésiterait pas à réagir. Au vu de leur formation d’élite, elle savait le combat ardu. La différence de gabarie serait un désavantage pour elle. Une rencontre de titans. Les nerfs à vif, tendue comme une lionne en cage, Gabrielle réagit avec virulence lorsqu’il voulut la saisir par le poignet, sûrement pour la remettre à sa place. Elle se cambra, se libérant de sa prise tout en se glissant derrière dans l’intention de lui tordre le bras. Mais elle aurait pu être aussi insignifiante qu’une mouche. D’un mouvement d’épaule, il la fit passer par-dessus sa hanche, le coude sur sa gorge. Elle rebondit sur son lit qui grinça sinistrement. La jeune femme se débattit, donnant un coup de genou bien placé avant de relancer son pied de sa jambe valide dans son estomac. Dan recula, heurtant le squelette de son propre lit. Il bascula en arrière et se retrouva bloqué par Gabrielle, assise à califourchon sur lui. Le jeune homme resta ahuri par une telle hargne mais aussi par le visage séduisant encadré par une masse de boucles de jais qui ne traduisait que le dédain. Il en eut le souffle coupé. Il ne put la contempler que quelques secondes. On frappa à la porte et entra sans attendre l’invitation.

 

  • Gabby ?

 

John s’arrêta net, la main sur la poigné. A mesure qu’il prenait connaissance de la situation et de la position des deux soldats, son visage s’assombrit, son regard passant de la désinvolture à une lueur assassine. Il prit une profonde inspiration, entra dans la cellule et referma sèchement la porte, ne se gênant pas pour la claquer.

 

  • Sergent Turner, vous avez dix secondes pour vous ôter de là où je vous jure que vous vous retrouverez avec la gorge tranchée par mes soins., menaça-t-il.

 

Dan haussa un sourcil. Ce n’était pas à lui de se dégager mais bien à cette démone. Il fit un mouvement pour obtempérer, mais le coude sur sa gorge s’enfonça, lui comprimant la trachée. Le genou sous sa ceinture produisit la même pression. Il leva les mains des deux cotés de Gabrielle, signifiant à Braham qu’il ne pouvait rien faire.

 

  • Gabrielle., finit par lâcher John d’une voix blanche.

 

La jeune femme lui jeta un regard en coin, mâchoire serrée. Tout passa dans leur échange silencieux, John ne cillant pas sous la froideur des iris bleus. Il plissa une seconde les yeux, et ce fut après cela que Gabrielle céda. Elle se dégagea de Dan, remettant de l’ordre dans ses cheveux et récupérant ses épaulettes ainsi que son béret sur le sol, sans un mot. Dan grommela en se redressant. John ne le lâcha pas une seconde, le toisant avec amertume.

 

  • J’étais venu te chercher pour nous rendre au réfectoire., lança-t-il finalement à l’intention de son amie.

  • Je me change et j’arrive.

 

Elle commençait déjà à retirer sa veste d’uniforme. Braham claqua des doigts vers Dan qui ne la lâchait pas des yeux.

 

  • Dehors., fit-il avec colère.

 

Turner poussa un rire jaune mais obéit. Les deux hommes sortirent de la cellule, ne daignant pas cesser de se jauger avec mépris.

 

 

 

         John Braham ne piqua pas le dessert de Gabby ce soir-là. Il resta buté dans son silence, sans participer à la moindre conversation. Il jetait parfois des regards dédaigneux vers Dan Turner, deux tables plus loin, mais ne prenait pas la peine de lever les yeux vers Vincens en face de lui. Peu habituée à un tel manque d’éloquence, la jeune femme n’osait pas lui adresser la parole non plus. Une telle réaction de son ami la dépassait. Il n’y avait pas mort d’hommes, après tout. Peu encline à ce froid, Gabrielle posa son dessert sur le plateau de John. Celui-ci l’ignora, prenant son plateau sans un au revoir après avoir rendu le yaourt. Gabrielle ouvrit la bouche pour l’appeler mais sa voix mourut à son bord. Elle le suivit tandis qu’il jetait son plateau avec rage dans les rangements à cet effet et disparaissait derrière les portes battantes.

 

  • Il lui arrive quoi au pilote ?, s’enquit Grow en mastiquant une fritte pratiquement crue.

 

Mais Gabby fut incapable de lui répondre. Elle jeta un œil sur la pomme du Sergent Grow et la prit tout en quittant la table, ignorant les jérémiades de son subordonné.

 

 

         Elle dut marcher une bonne quinzaine de minutes avant d’atteindre le quartier des pilotes de Bioniques. Il suffisait de longer plusieurs bâtiments afin de le rejoindre. La différence des quartiers restait sans pareil. Ceux des soldats lambda restaient dessués de tout intérêt architectural, ressemblant à des entrepôts tandis que ceux des pilotes gardaient des allures de résidences. Chaque pilote avait sa propre demeure, des maisons où, eux, pouvaient très bien avoir le privilège de construire une famille. C’était, par ailleurs, tout l’intérêt de ce lotissement. Certains pilotes à la retraite élevaient leurs progénitures ici. Cette attention hypocrite ne fut mise en place que dans le seul but de garder un Å“il sur de futurs pilotes potentiels. Gabrielle n’avait jamais apprécié se promener ici, comparant ces lieux à des fermes de reproduction malsaines. John fut gratifié d’une petite maison à deux étages, un peu plus reculée que les autres à sa demande. Ce choix non-innocent lui avait permis d’obtenir par le terrain gagné un hangar spacieux où il pouvait garder J.J auprès de lui et vaquer à ses créations d’ingénieur farfelues en paix. Gabby s’arrêta devant le portail de la maison en fer forgé. Elle guetta les fenêtres qui ne filtraient aucune lumière. Comme elle s’y était attendue, John n’était pas rentré. Elle jongla un moment avec la pomme, regardant autour d’elle avec attention dans l’espoir de voir la silhouette de son ami dans les parages. Cette action restant vaine, elle se décida à entrer dans le jardin. La marche l’avait profondément fatigué, sa jambe la tiraillant de plus en plus. Gabby serra les dents malgré tout et contourna la bâtisse. Le hangar de J.J trônait en plein centre du terrain, sans chaleur.

 

Elle s’en approcha et constata la porte coulissante légèrement ouverte. La jeune femme aurait dû s’en douter dès le début. Dès que Braham était en colère, contrarié, il se réfugiait ici. Son antre. Gabrielle poussa la porte doucement, souhaitant ne pas mettre son ami en alerte. Il n’avait rien allumé, préférant certainement rester dans le noir. Une seule lumière, l’halo lumineux et bleuté de J.J, inondé un pan du hangar. Comme une lampe de chevet, très douce. Vincens frotta la pomme sur le pan de sa veste pour la faire briller et s’avança dans la lumière. J.J était positionné assit, de manière à ce qu’il donnait l’illusion d’être en médiation. L’énorme armure mécanique, humanoïde, offrait dans un tel calme olympien un tableau curieusement reposant. Le cockpit était illuminé avec, à son bord, John confortablement installé. Il n’avait pas semblé remarquer la présence de son amie. Il gardait les yeux fermés, blottis dans son cocon. Gabrielle hésita un instant à le déranger, pensant tout d’abord qu’il dormait. Finalement, elle se décida à gravir les membres mécaniques de J.J, s’agrippant à ce qu’elle pouvait et jugulant des soupires de douleur à mesure qu’elle appuyait sur sa jambe douloureuse. Elle atteignit le cockpit qui s’ouvrit dès qu’elle fut à sa hauteur. Une invitation muette. Il y eut une légère dépressurisation qui fit ouvrir les yeux à Braham. Cependant, Gabby resta là où elle était, accroupie sur l’épaule de J.J, accrochée au rebord du cockpit. Ils se regardèrent un moment qui parut à la jeune femme interminable, suspendue ainsi. Cela n’avait rien de confortable. Elle finit par lui tendre la pomme, en gage de paix. Cette symbolique de ce fruit fit tirer un léger sourire à Braham qui s’en saisit avec douceur. Il esquissa un mouvement du menton, encourageant Gabrielle à le rejoindre. Ces occasions-là, il ne les offrait pas à tout le monde. Du plus lointain souvenir, Gabby était la seule à avoir la chance de grimper dans son Bionique. Peu spacieux pour deux adultes, la jeune femme dû s’assoir sur les genoux de son ami, essayant tant bien que mal de réguler la souffrance de sa blessure. John l’accueillis sans mal.

 

Le cockpit se referma de nouveau, sans ordre direct de Braham. Gabrielle vérifia par curiosité si le pilote était relié à son Bionique ; c’était le cas. La connexion suintait de la même couleur bleutée que la lumière à la base de la nuque de John, le circuit d’une agréable fluorescence. Ils gardèrent le silence, profitant du calme des environs mais surtout de la présence de l’autre. Gabrielle admira la table des commandes toutefois inerte pour le moment. Tout était tactile mais peu d’options manuelles étant donné que les principaux ordres se faisaient par la pensée. De ce qu’elle savait d’après les explications parfois compliquées de John, lors de l’allumage en mode de combat de J.J, la vitre du Bionique se mouvait en véritable écran, à l’image des informations envoyées du cerveau de John à la base de données. Une sorte de miroir technologique. Titillée par tout le fatras de commande, elle posa un doigt sur l’un des boutons dessiné sur le tableau. Bien entendu, il n’y eut aucune réaction. Amusé par sa curiosité, John appuya sur ce même bouton. A son contact, le sas gronda, faisant trembler le cockpit. Gabrielle, d’instinct, se raccrocha au bras de Braham, se reculant contre lui. Peu rassurée, elle vit le tableau s’illuminer d’un coup, dans des flashs lumineux. Elle fut alors transportée dans une véritable sphère virtuelle, où des écrans parfois minuscules apparaissaient par intermittence. L’écran géant du cockpit, en face d’eux, leur offrit un spectacle de coordonnées, de l’attitude et longitude, des informations sur la force du vent, sur sa direction. Un autre s’écran s’ouvrit sous le nez de Gabrielle présentant un radar où elle pouvait voir bouger des formes rouges.

 

            Un radar à reconnaissance thermique.

 

Au-dessus d’elle fut indiquée les codes de transmission, qu’elle comprit comme un pense-bête. Sur la droite du grand écran s’inscrit le nombre de munitions de J.J, quel armement était paré à faire feu. Trop d’informations surgissaient de tous les cotés si bien qu’elle en eut la tête qui tourne. Enfin, l’écran principal se stabilisa, faisant disparaitre les coordonnées et changeant de luminosité. Gabby jeta un œil par-dessus son épaule, en quête d’une réponse. Mais John restait concentré, sûrement en train de projeter ce qu’il voulait montrer sur son miroir bionique. Il y eut quelques crépitements avant que des images apparaissent. De ce qu’elle pouvait voir, Gabrielle constata qu’il s’agissait d’un point de vu interne, en raison de ce qu’elle prit d’abord pour une caméra qui ne filmait qu’une vue d’ensemble, comme elle-même témoin de ce qu’elle voyait. Il y avait de brefs écrans noirs par à-coup.

 

         Comme … Des clignements de paupières ?

 

Elle se pencha en avant lorsque la vision fut plus nette, abandonnant l’étreinte rassurante de John lui permettant ainsi de reconnaitre le réfectoire de sa toute première école militaire. Oh oui, elle le reconnaissait. Comment pourrait-elle oublier cet endroit où elle fut maintenue confinée après qu’on l’eut arrachée à sa mère ? La vision bougeait sous un semblant d’inspiration et expiration.

 

        Un souvenir ! C’est un souvenir de John ! Il me le montre !

 

Elle ne put s’empêcher de s’extasier avec retenue. La « caméra Â» baissait à mesure des mouvements de John. Au vu du contexte, il devait être enfant lui aussi.

 

Il était attablé avec les autres futurs pilotes, devant leurs assiettes riches de victuailles et leurs gobelets de lait. Aucun son n’était perceptible, seulement les images. Les enfants autour de lui semblaient parler à tout bout de champ, piaillaient avec joie. Mais il ne semblait pas intéressé par une telle compagnie. A l’inverse, son regard se porta sur l’autre partie du réfectoire morne, fade. Les autres enfants, tous aux crânes rasés, restaient penchés sur leur coupelle pratiquement vide sans piper mot, sans se regarder. Une petite silhouette frêle s’éloignait des tables, se tortillant dans tous les sens. Elle semblait chercher où ranger son plateau. A l’approche d’un instructeur, elle fit rapidement demi-tour, se cachant derrière des enfants plus âgés et bien plus massifs. Elle guetta l’éloignement de l’adulte avant de revenir sur ses pas, recroquevillée. La petite fille déposa son plateau, se frottant l’estomac. Elle semblait attendre de pouvoir chaparder un morceau de pain rassis. Braham baissa le nez sur son propre plat avant de fixer une pomme près de son verre. Il s’en saisit, vérifiant autour de lui que personne ne faisait attention à sa petite magouille avant de se lever et de s’approcher de l’enfant affamée. Il lui tapota l’épaule. La petite fille se retourna vers lui, effrayée. Les grands yeux d’un bleu profond scintillèrent par l’écran, contrastés par la virginité de son crâne. Frappée par sa propre image aussi démunie et perdue, Gabrielle se recula de nouveau contre John. Ce dernier enroula un bras autour d’elle, dans une prise de réconfort.

 

         Notre première rencontre.

 

Braham tendit la pomme à la petite Gabrielle qui déglutit goulument sans pour autant l’accepter, cherchant l’autorisation claire du garçon. La vision bougea en un hochement de tête. Gabby attrapa la pomme et la blottit contre sa poitrine, apeurée à l’idée qu’on est pu la voir. Puis, après un dernier regard océanique vers son bienfaiteur, elle décampa très vite, son précieux fruit dans les mains.

L’écran s’éteignit doucement, glissant en veille.

 

Gabrielle resta plongée dans un mutisme incrédule. C’est ce visage-là qu’il avait vu la première fois ? John joua avec la pomme qu’elle venait de lui donner, la faisant sautiller dans sa main.

 

  • Merci., dit-il.

 

Il avait utilisé J.J pour lui faire comprendre toute sa gratitude dans ce simple geste de Gabrielle. Tout un spectacle rien que pour la jeune femme.

 

  • Je me sens mieux., ajouta-t-il dans un murmure.

  • Pourquoi… tu n’allais pas bien ?, s’enquit son amie.

 

John eut un sourire forcé, trahis par l’ombre dans ses yeux noirs.

 

  • Une broutille, sans nul doute., répondit-il.

 

Gabrielle gigota, mal à l’aise installée ainsi. John se racla la gorge, embarrassé par ses mouvements quelque peu séduisants. Il y eut de nouveau un blanc d’embarras. La jeune femme sentit son cÅ“ur battre étrangement vite à mesure qu’elle prenait conscience du bras de son ami sous sa poitrine, de son souffle dans son cou, du rythme de sa respiration contre elle. Très vite, elle se redressa, souhaitant quitter le cockpit. Le sas ne s’ouvrit bien évidemment pas ce qui lui valut de se cogner contre le plafond bourré de commandes et de leviers. Elle atterrit de nouveau sur les genoux de John, complètement sonnée. 

 

  • Euh… tu veux … Sortir, peut-être ?

  • Oui, je veux sortir., s’empressa de confirmer la jeune femme.

 

Braham obtempéra, mitigé entre soulagement et déception.

 

  • J.J, ouverture., ordonna-t-il à son Bionique.

 

Le cockpit s’ouvrit de nouveau dans une dépressurisation et Gabby bondit vivement à l’extérieur, comme piquée par la fourche du Diable. Elle manqua de se prendre le pied dans le squelette du Méca, poussant un juron intérieur sur sa maladresse qui ne lui ressemblait pas. John la rattrapa de justesse avant qu’elle ne bascule dans le vide. Ce nouveau contact de ses doigts contre sa peau fit frémir Gabrielle qui se dégagea avec fermeté. Elle lâcha un « bonne nuit Â» rapide avant de se laisser glisser le long de J.J. Braham se pencha dans le vide, un sourcil haussé tout en l’accompagnant du regard jusqu’à ce qu’elle s’enfouisse dans la pénombre du hangar. La jeune femme soupira de soulagement lorsqu’elle referma la porte coulissante derrière elle. Ce genre de sensation, elle n’appréciait pas du tout ; pire, elle les exécrait.

 

                Un moment de faiblesse à cause de la fatigue, chercha-t-elle à se convaincre.

 

C’était John, après tout. Son ami d’enfance, son frère d’arme. La seule personne pour qui elle se permettait de l’affection. De l’amitié. Quand bien même, c’était un gros risque qu’elle s’était permis de prendre très jeune pour lui. La seule raison qu’elle s’était toujours donnée était : Parce que c’est lui, c’est tout. Elle s’arrêta quelques secondes, se tournant de nouveau vers le hangar, soucieuse.

 

                Ma fille, se sermonna-t-elle, Tu as déjà fais une connerie en agissant avec une sensibilité bien moindre, certes. Inutile de recommencer.

 

Elle resongea à ses années de formation, aux coups de bâtons et aux nuits passées dans le froid, en plein mois de Janvier en petite tenue, en guise de punition pour avoir pleurer. Ces souvenirs la requinquèrent, raffermissant son moral bien bas.

 

         Quelques cris la firent de nouveau s’arrêter tandis qu’elle venait de refermer le portail derrière elle. Elle tendit l’oreille, par reflexe, se demandant s’il s’agissait d’un exercice nocturne. Cependant, elle se rappela qu’elle était dans le lotissement des pilotes et que, par ici, c’était censé être un havre de plénitude et de silence durant la nuit. Gabby se tourna vers la provenance des cris qui furent bientôt suivis d’aboiements. Entre autre, ce n’était pas normal. Elle réfléchit sur la zone en retrait du 13ème régiment et se souvint qu’il s’agissait d’une plateforme d’échanges de prisonniers : ceux qu’il fallait exécuter et ceux qui seraient garder prisonniers. Les prisonniers qu’ils gardaient restaient des enfants de bas âge qu’il serait facile de formater et de faire devenir de véritables fanatiques de la République alors qu’ils descendent de souche résistante. Les femmes et hommes passaient le plus souvent au peloton d’exécution avec les enfants bien trop éveillés pour se laisser entrainer par la propagande et le recrutement. Des fuites avaient dû se produire durant le débarquement des Résistants capturés. Le Lieutenant hésita. Soit elle rentrait tranquillement dans sa cellule, soit elle venait en aide au régiment sûrement débordé. Seulement, elle n’avait pas son arme sur elle et n’était pas censée être en service. Elle se frotta le front, sentant de nouveau la fatigue primer sur sa réflexion. Elle finit par obéir aux alertes de son corps et faisait demi-tour lorsque quelque chose percuta sa jambe invalide. Gabby jugula une grimace, sautillant sur son autre jambe pour laisser un sursis à sa blessure qui la lançait de plus belle. Au vu de l’impact, elle en conclut qu’il devait s’agir d’un chien bien trop pressé à suivre les traces de prisonniers. Elle s’apprêtait à pousser une gueulante lorsqu’elle rencontra non pas une tête couverte de poils mais un visage poupin, inondé de larmes. Elle s’immobilisa, ne s’attendant certainement pas à une telle rencontre. C’était une toute petite fille ; un véritable angelot serrant sa chemise entre ses petits doigts. Ses boucles blondes suivaient les mouvements de sa tête tandis qu’elle passait de Gabrielle à la route sombre derrière elle. Il y eut un éclair de lampe torche qui passa rapidement sur elles, faisant pétiller les douces prunelles ambrées de l’enfant. La gamine poussa un gémissement apeuré avant de se faufiler dans les jambes de Vincens, cherchant refuge et protection.

 

                Une enfant de Résistant qui se cache derrière moi … Alors, ça, c’est une première.

 

Gabrielle toisa le petit être qui s’était accroupie, s’accrochant à ses tibias.

 

  • Oust., lâcha le Lieutenant.

 

                Oust ? C’est tout ce que je trouve à dire ?

 

  • Sonnie n’veut pas aller avec eux !, geignit la petite.

 

Vincens fronça les sourcils. Elle préférait ne jamais savoir les noms des prisonniers, surtout lorsqu’ils étaient condamnés à mort ; leur donner des numéros les déshumaniser et rendait la tuerie plus… Non, rien n’aidait à accepter un massacre. Mais cela l’avait toujours aidé à rester distante et insensible. Le soldat soupira. Elle agrippa l’un des poignets de la dénommée Sonnie, la forçant à lui lâcher les jambes. Elle garda fermement sa prise, se demandant où elle devait se rendre pour la rapporter au régiment. Comprenant certainement son attention, Sonnie se débattit, sanglotant à fendre l’âme. Aux proches aboiements des chiens, l’enfant poussa un petit cri de frayeur et s’attela à grimper dans les bras de Gabrielle qui en fut profondément étonnée.

 

                Agile comme un singe, la gamine !

 

 Les petits bras s’enroulèrent autour de son cou, le visage ruisselant inondant la manche de son t-shirt. En tentant de se dégager, Gabrielle sentit malencontreusement ses cheveux puant la fumée et ses doigts rencontrèrent les tâches de suie.

 

                Mais où l’ont-ils débusqué s’te gosse ?

 

Elle avait tout l’air d’avoir subis un incendie ou une attaque par les flammes.

 

  • M’laisse pas aller avec eux !, la supplia l’enfant.

 

Son visage de poupon s’écarta du réconfort factice de son cou, essayant de trouver la promesse d’une protection dans les yeux glacials de la jeune femme. Les yeux ambrés se plongèrent dans l’abysse océanique de Gabrielle. Un courant électrique parcourut le Lieutenant, subjuguée par l’innocence de cette petite fille. Les cris se rapprochèrent et, sans comprendre pourquoi, Gabrielle resserra ses bras autour de Sonnie et recula dans l’ombre. Elle rencontra un obstacle qui posa ses mains sur ses épaules. Prise sur le vif, la jeune femme fit volte-face, souffle court. John la dévisagea d’abord elle avant de glisser sur l’enfant de résistants. Son visage perdit toutes couleurs. Il vérifia les alentours avant de faire écran de sa haute stature si quelqu’un s’approchait de trop.

 

  • Gabby, repose cette gosse avant qu’ils ne te voient !, la pressa-t-il.

 

Son ton employait un timbre inquiet. Son amie voulut l’écouter mais ses bras refusèrent de lui obéir. Braham voulut l’y aider, tirant sur ses bras pour lui faire lâcher prise mais Gabrielle ou du moins sa conscience n’en fit qu’à sa tête et resta camper sur ses positions.

 

  • Gabrielle !, s’énerva John, S’ils te voient en train de chercher à cacher cet enfant, ils n’hésiteront pas à t’accuser de trahison voire à faire feu ! (Il prit le visage de son amie entre ses mains, d’une pression désespérée) Lâche-la, je t’en prie, lâche-la !

 

Mais ce fut trop tard. Un faisceau lumineux les éblouit et les grognements des chiens de garde s’annoncèrent en cercle tout autour d’eux. Des soldats apparurent, les mettant en joue. John ferma les yeux durant une seconde, analysant mentalement la situation. Il devait veiller à la protection de Gabrielle, trouver une explication plausible avant que l’unité n’en tire leur propre version erronée … quoique fondée en un sens. Il s’avança devant Gabby et Sonnie, tendant une main amicale au caporal-chef suspicieux.

 

  • Caporal-chef, je suis le pilote John Braham. J’habite cette zone.

 

La salutation respectueuse et encline à un pourparler convainquit le caporal d’au moins baisser le canon de son fusil sans pour autant faire fi de sa garde. Avec précaution, il serra la main de John.

 

  • Caporal-chef Dungam, monsieur.

 

John fit un grand sourire et désigna d’un geste large les soldats toujours armés.

 

  • Si vous pouviez daigner demander à vos hommes de baisser leurs armes, nous pourrons clairement éclaircir ce qui passe apparemment pour un malentendu.

 

Dungam fixa le visage chaleureux de Braham avant de jeter un œil sur Gabrielle tenant toujours Sonnie dans ses bras. Il ouvrit les yeux ronds en reconnaissant le Lieutenant Vincens. Il fit le salut militaire conforme à son rang, mal à l’aise. Il fit ensuite signe à son équipe de rengainer les armes et lança un hochement de tête vers John en signe d’accord.

 

  • Difficile de garder tranquille une meute de chiens enragés, hein., plaisanta John, souhaitant alléger la tension.

 

Comprenant l’allusion aux résistants, le caporal esquissa un maigre sourire ne sachant pas s’il devait le prendre comme un affront ou un élan de compassion républicaine.

 

  • Le Lieutenant Vincens ici présente et moi-même avons entendu la cohue et nous sommes sortis pour en apprendre plus, expliqua le pilote, C’est là que nous avons aperçu la petite et l’avons intercepté.

  • Oh ! Eh bien … C’est fort heureux. Cette peste est plutôt rapide et difficile à débusquer.

  • A qui le dites-vous !, rit faussement John, Nous ne vous retenons pas plus longtemps dans l’exercice de vos fonctions, Caporal-chef.

 

Dungam resta toutefois méfiant. Il se mordit les lèvres avant de finalement envoyer un de ses coéquipiers s’emparer de Sonnie. John s’était placé à coté de Gabrielle, une main posée dans le bas de son dos. Cette précaution fut salutaire lorsque son amie voulut reculer à l’approche du soldat. Il l’arrêta net d’une pression de la paume. So’ se raccrocha au cou de Gabby, pleurant à chaudes larmes tandis qu’on l’arrachait au Lieutenant, impuissante. John maintint Gabrielle immobile, celle-ci curieusement désemparée tandis que les cris de Sonnie retentissaient aussi douloureux que des coups de couteau qu’on aurait pu lui infliger. La petite fille essaya de toutes ses forces de garder sa prise de ses petits doigts autour de ceux de Gabrielle. Durant une seconde, la jeune femme les resserra, mue d’une volonté de ne pas en être séparée. Le Lieutenant finit par revenir à la raison. Elle était Républicaine ; ce qu’elle faisait là était criminel envers la Nation. Elle ne devait pas s’attendrir devant une enfant de Résistant. Non, elle ne devait pas – plus – faiblir. Gabby pinça les lèvres, fermant les paupières de résolution. Ses doigts se délièrent de la petite Sonnie qui continuait de l’appeler avec désespoir. Les grands yeux d’ambre brillaient de perles salées avant d’être enfouis dans l’épaule d’un soldat, disparaissant de la vue d’une Gabrielle désemparée. 

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