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          Un soleil timide et encore froid perçait à travers les épais nuages, ceux-ci persistant depuis plusieurs jours. La nature humaine semblait si noire qu’elle en avait déteint sur le ciel. S’il arrivait à l’astre du jour de s’imposer, jamais il ne faisait oublier la moiteur de l’atmosphère tant les gens transpiraient le désespoir dans les bas-fonds de ce que les hauts dignitaires appelés ce « nouveau monde Â». Dans les rues, ensevelies sous les gravats et la poussière, rien s’insufflait l’envie de vivre. Les maisons encore debout et celles vainement reconstruites illustraient la miséricorde dans laquelle s’était enfoncée la population. Pareil décor aurait pu – aurait dû – faire fuir les gens. Au lieu de quoi, ils sont restés, sûrement trop apeurés de s’aventurer ailleurs en quête de leurs espoirs. Nul ne savait ce qu’il y avait au loin ; personne n’avait vécu assez longtemps pour le dire. Ceux qui tentaient maladroitement de s’enfuir ne réussissaient qu’à se faire traiter de Résistants, finissant fusillés dans une cour froide et nauséabonde.

 

            La Résistance… Après les événements multiples qui advinrent après la prise de pouvoir du Chef Suprême, certains citoyens se regroupèrent en tant que marginaux. Les représailles de la nouvelle autorité ne se firent pas attendre : la plupart des insurgés furent décimés en quelques mois, sans avoir pu tenter le moindre coup d’éclat. Au lieu de juguler le mouvement, cela ne fit qu’attiser la volonté d’affronter, tête haute, le régime. S’étant autoproclamé Résistants, ils devinrent mieux organisés, en une seule union, faisant de leur vie un simple plaidoyer pour leur liberté. Ils réussirent à maitriser les sciences et acquirent des compétences dans les armes à feu. Mais, pourchassés, ils ne se montraient que rarement plus adeptes du sabotage et des actions foudroyantes, imparables. Pourtant, les pertes qu’ils subissaient ne manquaient pas de les affaiblir. La réalité était là, limpide : il était bon d’avoir un armement relativement poussé, c’était autre chose de n’avoir pas assez d’homme pour le manier. C’est pourquoi, dans l’ombre, la Résistance s’était mise en quête de soldats – femmes et enfants compris – ayant une raison de lutter contre la République.

 

        C’est dans une petite maison décharnée, meurtrie par les bombardements qu’avait grandis Lalee. Jeune fille aventurière, elle s’absentait la journée dans l’espoir de dénicher, via certaines ruines, de quoi subvenir aux besoins de sa famille. Dans l’ivresse de sa jeunesse, et éduquée dans un esprit de suffisance, Lalee ne se sentait aucunement concernée par cette guerre civile, muselée par les faux semblants de la Société. Malgré les difficultés de n’importe quelle famille, la jeune fille avait su s’y complaire, entourée et choyée par ses parents et sa jeune sÅ“ur, Sonnie, alors âgée de cinq ans. Le seul rappel, quoiqu’anodin pour ‘Lee, du conflit interne au territoire était son père. Ce dernier, fervent admirateur de la Résistance, s’attelait à lui rendre service en fournissant certains matériaux considérés dorénavant comme précieux qu’il réussissait à déterrer ou à trouver aux abords de leur quartier défraichis. Certains l’auraient traité de Résistant, d’autres d’altruiste. Lalee nourrissait une admiration sans bornes pour son père, lui accordant toutes les qualités du monde ; le courage, surtout. Aussi, lorsqu’il l’autorisait à le suivre, la jeune fille se démenait à le soutenir, pour le rendre fier.

 

         Munis d’un grand sourire à la perspective d’une chaleureuse accolade de son patriarche en fin de journée, Lalee s’était donnée à cÅ“ur joie dans ses recherches de matériaux durant des heures. Ravie, elle avait dégoté plusieurs tuyaux de cuivre qu’il faudrait fondre le lendemain pour grappiller quelques piécettes en les revendant. C’est presque en sautillant à l’image d’une petite fille – faisant fi de ses dix neufs printemps – qu’elle reprenait la route de son foyer. En s’enfonçant dans sa rue, elle entendit quelques pas précipités et un brouhaha inhabituel. Prise d’une vive appréhension, elle se glissa derrière une bâtisse. Cette action lui fut salutaire. Des soldats républicains, arborant fièrement le blason de l’aigle doré, envahissaient la rue en formation serrée, armes au poing. Si ‘Lee s’était avancée de quelques mètres de plus, elle aurait été prise en flagrant délit de racolage signifiant pour elle la prison ferme. Accroupie, elle guetta les allés et venus des soldats, décidée à ne pas laisser tomber son fardeau. Jusqu’à ce qu’elle finisse par distinguer la maison sur laquelle les troupes avaient déversé leur dévolu : la sienne.

            Lalee sentit son cÅ“ur bondir dans sa poitrine, son estomac se nouer. Qu’allaient-ils faire ? Pourquoi ? Alors, elle vit les soldats mettre le feu à la bâtisse. La jeune fille perçut un cri lointain, avant de se rendre compte qu’il venait d’elle. Abandonnant toutes ses résolutions, elle se précipita vers les flammes, sa cargaison tombant à ses pieds en un bruit assourdissant. Elle n’en avait cure. Le feu embrasait les murs, sortant par les fenêtres aux vitres brisées. La chaleur étouffait ceux qui s’approchaient de trop. Les soldats, en rang serré pour empêcher les habitants du quartier de porter secours, restaient insensibles aux cris de désespoir provenant de la maison. Du moins, c’est tout ce que Lalee en conclut bien que certains gardaient les yeux fermés ou d’autres encore le regard parfois amer. Ils restaient une minorité, toutefois. Les autres, quant à eux, souriaient de satisfaction. Comme s’ils venaient de débarrasser le monde d’insectes bien trop dérangeants et laids à leurs goûts. Lalee les haïs, comme jamais encore elle n’avait songé haïr quelqu’un. Prise d’adrénaline, de rage, la jeune fille continua sa route, prête à fendre les troupes, qu’importent les coups qu’elle aurait reçus. Cependant, elle sentit des mains l’agripper avec force, si bien qu’elle fut violemment plaquer au sol. Ses voisins, ses amis, tous s’étaient regroupés autour d’elle dans l’espoir de lui éviter le même sort que sa famille. Ils souhaitaient la protéger, mais pour Lalee ils la trahissaient. Une trahison telle qu’elle en cracha des injures, les sommant de la lâcher jusqu’à leur reprocher de rester aussi passifs. Eux aussi, elle les détesta de tout son être.

 

  • Laissez-moi passer ! Ils sont encore à l’intérieur ! Ils y sont encore !, hurla-t-elle malgré le nÅ“ud encombrant sa gorge.

  • C’est trop dangereux ! Nous ne pouvons rien faire et toi non plus ! Tu n’arriverais qu’à te faire tuer, tenta de la raisonner l’un d’eux.

  • Qu’ils essaient !, éructa-t-elle, le regard flamboyant.

  • Cela ne servirait à rien !, en ajouta un autre, bien que tremblant de rage lui aussi.

​

Alertés par l’étrange vacarme, les soldats se tournèrent vers eux, doigt sur la gâchette. Malgré tout, Lalee était emplie d’une hargne telle que son regard en devint fou. Se débattant, donnant coups de pieds et coups de coude, elle se dégagea de la prise de ses voisins. D’aucuns diront qu’ils la lâchèrent par dépit, ou par pitié. La jeune fille n’avait pas réfléchis à ce qu’il adviendrait lorsqu’elle se retrouverait face aux soldats, bien campés sur leurs jambes. Elle restait toutefois résolue à les affronter corps et âme s’ils tentaient, eux aussi, de l’empêcher de secourir sa famille. A son approche, ils laissèrent s’ouvrir une brèche dans leur rang. Ils savaient très bien ce qu’elle tenterait de faire et ils étaient d’autant plus convaincus que le feu se chargerait à leur place de lui ravir son dernier souffle de vie.

                Lalee se jeta dans le gouffre des flammes, passant par une fenêtre délaissée par celles-ci. Se faisant, elle dût bondir par-dessus l’embrasure, son pied butant contre le rebord et la faisant tomber lourdement sur le sol brûlant. Elle en eut le souffle coupé, bientôt étouffée par la fumée épaisse. Une poutre craqua. D’instinct, elle se couvrit la tête de ses bras, attendant l’impact qui ne vint pas. Durant une seconde, elle se sentit idiote de s’être jetée ainsi à l’assaut d’une force qui la dépassait, qui ne ferait qu’une bouchée d’elle s’il lui en prenait l’envie. Cette pensée ne fit que l’effleurer, enhardis par la volonté de retrouver les siens et de les sortir de là. La jeune fille se remit sur pieds, toussotant à s’en écorcher la trachée. La fumée lui piquait les yeux, si bien qu’elle lui soutira des larmes. Mais c’est la peur qui fut plus suffocante encore, plus cruelle et lancinante. Elle grignotait ses entrailles, comprimait sa poitrine. Lalee prit une bouffée d’air encombrée avant d’appeler, crier, hurler le nom de sa sÅ“ur, de ses parents. Personne ne lui répondit mis à part le sinistre craquement des structures en bois de la maison. Elle virevolta entre les pièces lorsque cela lui était possible, remontant la manche de son veston sur sa bouche et son nez, vaine tentative de fuir l’étouffement. Alors qu’elle intégrait le vestibule, elle vit la porte d’entrée fermée et très certainement barricadée de l’extérieur.

 

                Les chiens ! Ils les ont enfermés à l’intérieur !

 

Elle commença à courir vers la porte pour tenter de la forcer, ne pensant qu’à mi-chemin à l’impact que cela aurait en déclenchant un souffle d’air qui aurait tôt fais de tout ravager sur son passage. Comme en guise d’avertissement, Lalee buta contre une forme au sol, manquant de s’écrouler de nouveau. Sa main se plaqua contre le mur à sa droite, qu’elle retira aussitôt en poussant un râle de douleur. Elle s’était brûlée. Le feu gagnait du terrain. Puis, elle hésita à baisser les yeux, comme si elle savait pertinemment ce qui se trouverait à ses pieds. Mais elle le devait ; il le fallait. Ses grands yeux ambrés, piquetés de ses veines rouges dû à la fumée, se posèrent sur le corps de sa mère, prit de soubresauts. Le cÅ“ur de Lalee manqua un battement avant de se fendre en deux, si douloureux qu’elle n’aurait pas été étonnée si on lui avait annoncé qu’il venait de se briser en milles éclats. Elle se pencha, les yeux noyés de larmes de chagrin cette fois-ci, et tira sa mère vers elle, désespérée.

 

  • Maman, maman ! Tu m’entends ? Ne T’endors pas, maman. Je t’en supplie, ne t’endors pas !

 

Faiblement, sa mère chercha à se dégager de sa prise, ce qui déclencha en Lalee une panique dès plus totale. Elle ne comprenait pas pourquoi sa mère la repoussait.

 

  • Vas-t-en… Vas-t-en…, souffla tant bien que mal la pauvre mère, troublée de savoir sa fille en danger aussi.

 

Mais Lalee secoua sa tête avec résolution :

 

  • Non, je ne t’abandonne pas ! Hors de question ! Allons, lèves-toi ! On va chercher papa et So’ ensemble et on sortira d’ici ensemble !

  • Non… Non… Sors d’ici… Sors.

  • Où sont-ils ? Papa ? Sonnie ? Non, maman ne ferme pas les yeux !

 

Sa voix s’étrangla, secouée d’un sanglot. La douleur qu’elle vit dans le regard de sa mère lui fit comprendre ce qu’elle refusait de croire.

 

  • Dis-moi au moins où est So’ ! Où est-elle ?, sanglota-t-elle, sentant le vide s’ouvrir sous ses pieds et la happer dans un véritable trou noir.

 

Les yeux de sa mère se rivèrent vers l’étage, en ultime indication avant d’être prise d’un soubresaut mortel. Ses iris perdirent de leur étincelle jusqu’à s’emplir de la froide pâleur de la mort. Elle ne bougea plus ; ne respira plus. Lalee poussa un cri, ses larmes coulant de plus belle à l’en aveugler. ‘Lee ne devait pas abandonner ni perdre espoir. Elle essuya son visage du revers de sa manche bien qu’encore prise par les tremblements de ses sanglots retenus. Elle caressa la joue de sa mère endormie à jamais en un dernier adieu avant de braver de nouveau les flammes. La jeune fille n’avait pas trouvé son père au rez-de-chaussée. Sans doute serait-il à l’étage avec Sonnie, en sécurité. Elle se rua au premier, appelant son père et sa sÅ“ur. Elle tenta de chercher dans toutes les pièces, mais le feu avait finis par les engloutir au point que Lalee en vint à penser que son père n’avait pas survécu. Une seule pièce semblait tenir tête aux flammes ; une seule laissait entendre des cris. Reconnaissant la voix de sa cadette, Lalee n’hésita pas une seule seconde. Elle se recourba, et joua sur son élan pour enfoncer la porte déjà fragilisée. Elle craqua et se rompit sous son poids. La jeune fille se mordit les lèvres à l’impact, jugulant un nouveau cri de souffrance tandis que sa tête frappa le parquet dans sa chute. Elle finit par lever les yeux, à moitié assommée, tout en prenant appuie sur ses bras et distingua la forme frêle et petite de Sonnie, cachée sous son lit. La petite fille semblait avoir du mal à respirer ; elle cherchait une goulée d’air mais finissait par tousser avec virulence.

 

  • So !, appela Lalee, entre deux quintes de toux.

 

Tétanisée, sa sÅ“ur resta planquée sous le lit, refusant d’en sortir. Son ainée agrippa le lit de toutes ses forces, poussant sur ses jambes pour l’en dégager. Ses semelles glissèrent à plusieurs reprises. Le lit était lourd – trop lourd. Le parquet grinça dangereusement tandis que du couloir, ‘Lee entendit l’escalier en bois craquer avant de s’écrouler, ébranlant la maisonnette. Le sol ne tarderait pas à suivre le même chemin. Avec l’ardeur du désespoir et l’adrénaline d’une sÅ“ur cherchant à protéger sa cadette, Lalee réussit à décaler le lit et empoigna Sonnie, avec une brutalité qui ne lui ressemblait pas. Elle enroula ses bras autour de la petite, consciente qu’elle ne pourrait pas rebrousser chemin. Le regard hésitant, elle se tourna vers la fenêtre. ‘Lee pinça les lèvres de détermination, s’emparant d’un objet assez lourd qu’elle envoya percuter la vitre. Elle pria pour qu’il n’y ait aucun appel d’air. La voie dégagée, Lalee inspira tant bien que mal afin de prendre son courage à deux mains. Elle connaissait la hauteur ; elle savait les conséquences de ce qu’elle s’apprêtait à faire. La jeune fille jeta un dernier regard derrière elle, mortifiée de ne pas avoir pu retrouver son père. Mais Sonnie était dans ses bras et avait besoin d’elle. Elles devaient survivre. Sa mère le lui avait fais comprendre ; c’est ce que son père lui aurait ordonné de faire. Ses pieds avancèrent d’eux même, pris dans un mécanisme de survie. Lalee cala So’ dans ses bras, dans une prise de protection et sauta par la fenêtre. Avant de toucher le sol, la jeune fille réussit à présenter son épaule en premier plan, dans l’espoir d’épargner à sa sÅ“ur la rencontre fatidique. L’impact fut violent, d’une douleur innommable. ‘Lee se sentit défaillir, sentant un second choc frapper son crâne déjà amoché. Elle cilla, tentant de garder la vision claire mais plus aucun de ses sens ne répondit si ce n’est le message de ses bras entourant encore Sonnie, indemne.

                Les flammes continuaient de crépiter en un glas lugubre. Elles engloutissaient tout. Tout ce que sa famille avait construit, toute son enfance, ses souvenirs. Ses parents. Toute une vie. Lalee tenta de se redresser, la tête continuant de lui tourner, les idées encore floues. Elle appela de sa voix enrouée, quémandant de l’aide. Au lieu de quoi, se furent des soldats qui s’approchèrent d’elles. Horrifiée, Lalee s’enroula autour de Sonnie en un cocon, prête à tout encaisser pourvu qu’il laisse sa cadette en paix. Une crosse vint la frapper dans l’épaule déjà endolorie, avant de venir percuter son flanc. ‘Lee pleura, refusant de lâcher prise. Mais des mains s’attelèrent à tirer sa sÅ“ur loin d’elle. Jusqu’au bout, la jeune fille refusa de lâcher malgré qu’elle soit battue et humiliée. Tout du long, elle supplia les autres de leur prêter secoure, au moins pour Sonnie. Toutefois, personne ne broncha, restant buté dans leur couardise. Trop faible pour se lever, vidée de toute énergie et encore frappée, Lalee vit sa sÅ“ur lui être arrachée. Tandis qu’elle percevait par intermittence ces vils soldats embarquer cette petite tête blonde d’à peine cinq ans, la malheureuse ainée connut le cruel sentiment d’avoir tout perdu. Pris de folie, les joues rongées par ses pleurs, elle s’époumona, hurla impuissante :

 

  • Je vous hais ! Je vous hais ! République, je te hais !

 

Sa voix se brisa mais elle s’en fichait. Elle cracha toute sa haine contre ces soldats qui avaient perdu toute leur humanité, qui venaient de détruire en quelques minutes tout ce que son père avait fondé, tout ce que sa mère avait choyé. Ils avaient tout anéantis. Il n’y avait plus rien ; seulement elle, plus seule que jamais. Elle vociféra une énième promesse de vengeance avant qu’un sergent, agacé, l’assomme du plat de son arme en la frappant derrière la nuque. S’écroulant, face contre terre, les lèvres de ‘Lee goutèrent le sel de ses larmes mêlées à la boue. L’impact avait été trop rude. Ses paupières se firent lourdes, l’inconscience gagnant le pas sur sa haine et son chagrin. Jusqu’à ce qu’il n’y est plus que l’obscurité.

 

Lalee

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