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Lalee

          Lalee avait terminé la nuit dans le brouillard, encore abasourdie par la décision de ce prétendu Comité et de Cole, lui proposant – non, lui imposant – de rejoindre la Résistance. On l’avait sorti de sa Prison, la jeune fille ressentant presque du regret à quitter sa cellule. Le fait est qu’elle savait pertinemment qu’elle serait embarquée dans un mouvement qui ne tarderait pas à la submerger. La Coalition, elle ne la connaissait que par le biais de son père qui l’admirait. Elle, elle s’en fichait ; peu lui importait. Tout ce qui comptait autrefois était de se réveiller dans son lit, sa sÅ“ur parfois blottis contre elle après une nuit d’orage, leur mère les appelant doucement après avoir concocté un maigre petit déjeuner. Les deux filles mangeaient le tout sans broncher en reconnaissance pour le mal qui fut donné. Leur père les rejoignait juste après, ramenant la plupart du temps du gibier, des plantes, du bois ou des champignons après ses escapades matinales. Lalee s’attelait à l’aider dans son tris avant de partir en vagabondage, seule, sa cadette la regardant s’éloigner avec envie du seuil de la porte d’entrée. Elle ne revenait qu’au déjeuner pour repartir aussitôt après. La jeune fille avait toujours ressentis dans ses vadrouilles une liberté qu’elle ne retrouvait nulle part ailleurs. Son plus grand plaisir était d’ensuite se retrouver à table en famille, le soir, racontant ses découvertes et ses histoires. ‘Lee aimait voir les grands yeux de Sonnie boire ses paroles, l’encourageant à extrapoler ses aventures. Un des jours d’anniversaire de So’, Lalee avait réussis à dégoter une poupée de chiffon pour elle. Elle avait alors inventé une histoire épique, relatant sa lutte contre des brigands et divers dangers pour pouvoir la lui offrir. Emerveillée, la petite fille se cachait parfois le visage dans ses mains ou sursautait aux intonations de Lalee durant sa narration. Tout se concluait par une étreinte des plus tendres entre les deux sÅ“urs, ‘Lee se convainquant toujours plus que la naissance de Sonnie avait été la plus belle chose qui lui soit arrivée dans sa vie puisqu’elle lui donnait quelqu’un sur qui veiller.

                L’idée d’aujourd’hui rejoindre le mouvement antirépublicain lui paraissait des plus surréalistes, sortant de son cadre de vie tranquille, sans histoires. Mais, elle devait être honnête avec elle-même, tout avait changé ; elle n’avait nulle part où aller. Autant devenir une résistante lui ouvrait une porte de sortie autant qu’elle refermait une cloison des plus importantes de son passé. Dans tous les cas, elle n’avait pas le choix.

 

                Ravi de la voir sortir de Prison, Skill s’était dépêché de venir à son encontre, discourant à tort et à travers sur le bon sens qu’il avait eu de ne pas la juger coupable à l’inverse de son ainé. Cole secouait la tête, exaspéré. Lalee tentait de comprendre le flot de paroles de l’adolescent avant d’abandonner. Il allait trop vite et changer de sujets comme de chemises. Ignorant son frère, Cole se tourna vers la jeune fille. Il avait retrouvé son air méprisant, son regard trahissant le manque de confiance envers elle. Le Comité avait sans doute conclu qu’elle n’était pas Républicaine mais cela n’empêchait pas le jeune homme de douter encore de sa fiabilité.

 

  • Skill va t’accompagner jusqu’à notre propre logement pour que tu puisses changer de vêtements et avoir… meilleure mine., lui dit-il platoniquement, Tu as dix minutes.

 

La fin de sa réplique sonnait comme un ordre.

 

  • Eh, oh, frangin !, apaisa Skill, Doucement, doucement. Laisse-la souffler un peu. A peine arrivé et tu l’embarques déjà pour son premier jour.

  • Elle aura eu tout le temps de paresser dans sa cellule, souleva sèchement Cole, Dehors, ils ne vont pas attendre gentiment qu’on fasse la grasse matinée ou qu’on joue aux cartes.

 

Par « dehors Â», il visait très certainement la République. Lalee tira une moue :

 

  • Inutile de vous alarmer., intervint-elle, doucement.

  • Toi., l’asséna l’ainé Turner en la désignant comme un morceau de viande, Je te répète que tu as dix minutes.

 

La jeune fille acquiesça par dépit, la bouche semi-ouverte dans l’expectative de pouvoir ajouter quelque chose. Au lieu de quoi, Cole lui tournait déjà le dos. Toisant la silhouette, ‘Lee fronçait les sourcils, s’imaginant moult façons dans sa tête de le remettre à sa place : coups de pelles, de fouet ou le marteler avec une casserole. Se faisant, elle distingua fugacement une légère cicatrice au niveau de sa nuque. Elle préféra ne pas s’interroger là-dessus, souhaitant pour rien au monde lui accorder un quelconque intérêt. Skill lui tapota l’épaule pour l’inciter à le suivre. Ils descendirent d’un étage, traversant le long couloir des dortoirs, les portes soigneusement numérotées : pair à droite, impair à gauche. Ils s’arrêtèrent devant l’une d’elles qui comportait une lettre en plus du numéro.

 

  • « R-228 Â», lut à voix haute Lalee, intriguée.

 

Skill ne comprit pas la question sous-entendue. Il ouvrit la porte à la volée, invitant la jeune fille à entrer la première. Elle le remercia du bout des lèvres avant de prendre connaissance de l’espace. Il était facile de l’assimiler à un petit studio sauf qu’il n’y avait aucune cuisine ; juste deux lits, une salle de bain et un coin bureau toutefois ensevelie sous de nombreux objets électroniques ouverts, prêts à la dissection. Le jeune Turner n’attendit pas pour ouvrir l’armoire accolée au mur, en sortant un pantalon et un t-shirt noir. Il les jeta à ‘Lee qui les rattrapa au vol. Consciente qu’elle n’avait pas beaucoup de temps, elle se jeta dans la salle de bain qu’elle ferma à double-tour. Les néons grésillèrent lorsqu’elle appuya sur l’interrupteur. Le miroir en face d’elle lui renvoya alors une image qui la figea sur place. Une fille la regardait ; elle avait beau lui ressembler, ce n’était pas elle. Elle ne se reconnut pas. Les cheveux ébouriffés, emmêlés, les yeux fatigués et cernés, la lueur dans les iris prodigieusement ambrés ternis. Comme envoûtée, elle se dévêtue, s’offrant à son reflet, tournant sur elle-même : des hématomes, des éraflures. Sur son bras, la marque des doigts de Cole se voyait encore, rougeâtre. La vue de cette étrangère lui devint insupportable ; elle s’en détourna. ‘Lee se pencha au-dessus de la baignoire pour enclencher le jet de la douche. L’eau surgit dans un son qui parut agréable aux oreilles de la jeune fille. Elle sentait mauvais, était sale. Se laver lui ferait le plus grand bien. Elle s’offrit à l’eau qui réchauffa ses muscles endolories et termina de réveiller ses sens. La crasse glissa à ses pieds, ses cheveux s’assouplir. L’odeur du savon la fit sourire. En rouvrant les yeux pour fermer le robinet, se sentant déjà en retard, elle remarqua les filets rouges pratiquement translucides mélangés à la limpidité de l’eau. Lalee attendit une seconde, pensant que ses cheveux devaient encore être nettoyés mais ça ne s’arrêta pas jusqu’à ce que le pourpre devienne opaque, gluant, à l’odeur cuivrée. Du sang. ‘Lee recula, prise de panique. Elle manqua de glisser, se rattrapant de justesse au rideau de douche, son barreau se décrochant dans un monstrueux tintamarre. Des coups furent frappés à la porte, et la voix de Skill s’éleva, inquiet :

 

  • Tout va bien là-dedans ?

 

Lalee ne répondit pas tout de suite, se repositionnant de nouveau devant le miroir. Mais elle n’était que dégoulinante d’eau.

 

  • Mon imagination…, murmura-t-elle en regardant ses paumes, Ou ma folie…  

 

Les coups redoublèrent.

 

  • Lalee ?

  • Je vais bien !, rassura-t-elle, peu convaincue elle-même.

 

La jeune fille jeta un coup d’œil au désastre de la salle de bain et grimaça. Cole ne ferait qu’une bouchée d’elle quand il verrait ça. Trente secondes plus tard, elle ouvrait la porte, ridicule dans les vêtements d’homme bien trop grands pour elle. Skill vit l’état de la pièce par-dessus son épaule et ne paya pas plus de mine qu’elle.

 

  • Mauvais, mauvais., commenta-t-il.

  • Comme si je ne le savais pas déjà…, soupira ‘Lee.

 

Elle s’apprêtait à donner un peu d’ordre mais l’adolescent l’arrêta net.

 

  • Non, mieux vaut que tu te dépêches. Si tu n’as ne serait-ce qu’une seconde de retard, le frangin va montrer les crocs. Allons-y.

 

Il passa un bras autour de ses épaules pour la faire avancer tandis qu’elle ne cessait de se tourner vers la salle de bain, préoccupée. Ils descendirent dans la Grande Salle où Cole les attendait adossé à un mur, bras croisés. Il les vit s’approcher, sans pour autant venir à leur encontre. Il marqua son irritation en lorgnant sur sa montre. Il darda son habituel regard froid sur Lalee dès qu’elle arriva à sa hauteur. Cette dernière finit par remarquer la femme replète à coté de lui, cachée depuis le début par la haute carrure de Turner. Elle tenait à la main un carnet et sur son nez étaient perchées des lunettes rondes. Elle leva une seconde les yeux sur ‘Lee avant de replonger dans ses papiers.

 

  • C’est elle ?, demanda-t-elle de sa voix grinçante.

 

Lalee haussa un sourcil mais elle sut qu’elle ne s’adressait pas à elle mais à Cole. La première impression qu’elle eut de cette femme était mauvaise. Cole hocha la tête pour y répondre, sans la regarder puisqu’il gardait ses yeux fixés sur les vêtements de Lalee. Cette dernière comprit que les vêtements que lui avais filé Skill n’étaient pas les bons. Derrière elle, l’adolescent se retenait de pouffer de rire.

 

  • Donc !, lança sans crier gare l’étrange femme, La…Lalee, oui, Lalee si je me souviens bien. Lors de la Commission, il a été décidé que vous rejoindriez les rangs de la Résistance. Vous comprendrez que vous n’avez pas le choix, de toute façon…

  • Excusez-moi mais… Qui êtes-vous ?, coupa ‘Lee.

 

La femme jeta un coup d’œil vers Cole, agacée de cette interruption.

 

  • Je suis la Secrétaire du Comité., répondit-elle malgré tout, Mademoiselle Binky Bell.

 

Lalee trouva ce nom peu orthodoxe mais l’épargna de tout commentaire venimeux qui aurait été plus du cas de l’effronterie que d’une curiosité sincère.

 

  • Votre curiosité est-elle satisfaite, maintenant ? Je peux continuer ?, grinça Mlle Bell.

 

Elle n’attendit pas la réponse de la jeune fille, continuant dans la foulée :

 

  • Nous allons d’abord vérifier quelques points vous concernant. Ce qui signifie bilan de santé, psychologique et notamment voir quelles sont vos compétences qui pourraient s’avéraient utiles au sein du Mouvement.

  • Je sais faire la cuisine…, marmonna Lalee, peu motivée à cette perspective.

  • Nous avons ce qu’il faut pour cela. Quoiqu’il en soit, après ces examens vous serez amenée à passer devant le Comité. Ils ont beau avoir donné leur accord pour vous, leur décision peut être révoquée s’ils l’estiment nécessaire.

  • Oui, donc, si je suis inutile, ils me renvoient au trou.

  • C’est exact.

 

Binky Bell désigna Turner toujours près d’elle :

 

  • Un Instructeur veillera à ce que vous suiviez la procédure et que vous ne tentiez pas de sortir d’ici.

 

Cole haussa un sourcil :

 

  • Vous venez de me désigner ou j’ai rêvé ?

  • Tu n’as pas rêvé, Turner., confirma la Secrétaire.

  • Mlle Bell, je doute que…

  • Vous l’avez amené ici, Turner. C’est à vous de vous en charger jusqu’à nouvel ordre.

  • Mais cette fille est un bou…

  • Boulet ?, termina Lalee, en proie à lui dire ses quatre vérités.

  • Voilà, c’est ça !, rebondit Cole, Un boulet. Même elle le sait.

 

Il lui était de plus en plus antipathique. Un bruit étouffé surgit par-dessus l’épaule de ‘Lee. Celle-ci n’eut même pas besoin de se retourner pour voir Skill se retenir une nouvelle fois de rire.

 

  • Je me fiche de vos différents avec cette enfant, soupira Binky, tout comme le Comité. Si elle est à jeun, emmenez-la à l’infirmerie pour ses tests médicaux. (Au vu de Lalee et Cole qui marmonnèrent, elle ajouta plus sèchement) Et maintenant !

 

Sur ce, Bell fit volte-face et partit de son pas sautillant, claquant ses talons usés comme un top modèle. Sauf qu’elle n’avait certainement pas l’allure d’un mannequin.

                L’infirmerie était tout en longueur, parsemée de lits en rangs serrés, digne non pas d’un hôpital classique mais à l’ambiance d’un hôpital psychiatrique des plus morbides. Un médecin s’approcha d’eux, en vigil, et les questionna sur leur venue. Cole Turner lui expliqua brièvement le bilan à faire mais fut coupé par l’impatience du médecin qui héla une infirmière comme une souillon pour qu’elle se charge de la « procédure habituelle Â». Personne ne portait de blouse ; le personnel médical avait l’allure de simples civils. L’infirmière appelée plaça Lalee sur un  lit, avant de rapidement sortir une seringue, pressée de s’occuper de patients plus « intéressants Â». La jeune fille prit soin de détourner le regard avant que l’aiguille ne se plante dans sa peau après avoir été désinfecté. Elle n’avait pas peur des piqures si elle prenait garde de ne pas y assister. On testa ensuite ses reflexes, tâtonna ses bras, les creux de son cou, avant de vérifier sa tension à grands coups d’inspiration. Une autre personne, un homme d’une cinquantaine d’années, vint ensuite la chercher pour l’amener dans un bureau cloisonné. Cole fut interdit d’accès, au soulagement de ce dernier qui paraissait bouillonner de plus en plus en présence de ‘Lee. L’homme aux cheveux grisonnant s’assit devant la jeune fille, à son bureau, sans prendre la peine de lui jeter un regard.

 

  • Je suis le Docteur Bayn. Je suis tenu d’évaluer votre état psychologique.

 

                   En gros, savoir si oui ou non je suis pro-résistante… Dans le cas contraire, je suis une folle qu’il faut interner en cellule.

 

  • Racontez-moi ce qui vous a conduite ici., l’encouragea-t-il en la regardant enfin dans les yeux.

 

Lalee s’enfonça dans son siège, croisant les mains sur ses genoux.

 

  • C’est simple, commença-t-elle, Les chiens de la République ont débarqué, ont décimé ma famille et m’ont laissé orpheline. Quoi d’autres ? Oh, ils m’ont arraché ma petite sÅ“ur. J’ai erré pendant des jours, survivant comme je le pouvais avant qu’un fou furieux de votre … QG, ne m’enlève sans vergogne en me rabaissant plus bas que terre avant de m’emmener ici où je suis embrigadée de force.

 

Le psychologue resta impassible, indifférent à la véhémence du ton.

 

  • Que ressentez-vous ?

  • Je vous demande pardon ?

  • Quels sont vos ressentis après tout cela ? Qu’éprouvez-vous envers la République ?  Au vu de la perte de votre famille ?

 

Lalee ricana.

 

  • Et que croyez-vous ? Que je vais danser la polka en buvant un verre ?

  • Je crois surtout que vous tentez d’esquiver ma question., conclut le psychologue en griffonnant des notes dans son calepin, Vous cherchez à vous voiler la face ?

  • Je suis on ne peut plus consciente de la perte de ma famille, Docteur Bayn. Et je hais la République. Plus que vous ne pourriez imaginer.

  • Mon opinion n’entre pas en ligne de compte, mademoiselle. Au sujet de la perte de votre sÅ“ur…

  • Je ne l’ai pas perdu., coupa sèchement la jeune fille.

  • Intéressant… Vous gardez l’espoir de pouvoir la retrouver.

  • Je n’espère pas. Je le ferai ; je le sais.

 

Bayn hocha la tête.

 

  • Il y a quelques instants, vous avez dis « embrigadée de force Â». Vous n’aimez pas la Résistance, ses objectifs ? Pourtant, le Mouvement Å“uvre pour faire s’effondrer le régime.

  • Ca, je n’en doute pas. Mais la façon dont j’ai été amenée ici ne me convient pas. (Elle hésita une seconde) Même si je sais que… que c’est le seul moyen pour retrouver ma sÅ“ur. Si je dois participer à l’effondrement de la République, ce sera d’abord dans le but de retrouver Sonnie.

  • Sonnie est le nom de votre cadette ?

  • Oui.

  • Parlez-moi de vos parents.

 

Lalee se tendit, s’enfonçant de plus belle dans sa chaise ; geste qui n’échappa pas à Bayn qui écrivit une nouvelle fois quelques notes.

 

  • Ma mère… Ma mère était une femme très douce et aimante. Tout le monde l’adorait. Quant à mon père… Il avait cette chaleur propre à l’instinct paternel. Toujours un Å“il protecteur sur So’ et moi-même, et plein d’amour pour ma mère.

  • Travaillait-il ?

  • Il gagnait effectivement de l’argent en revendant ses trouvailles… (Lalee comprit où voulait en venir le docteur) Il aidait la Résistance.

 

Bayn sembla beaucoup plus alerte dès cet aveu.

 

  • Il était Résistant, lui-même ?

  • Non… Je… Je ne crois pas. Tout ce que je savais c’est qu’il fournissait le Mouvement avec des pièces mécaniques. Il ne parlait jamais beaucoup de ce qu’il faisait. Il se contentait du strict minimum.

  • Serez-vous apte à servir la Résistance ? Votre père l’aidait ; êtes-vous dans le même état d’esprit ?

 

Lalee ne pensait qu’à sa sœur depuis des jours. Devenir une résistante ne l’avait pas effleuré si ce n’est qu’une seconde par-ci par-là.

 

  • Mon père était un homme bon., se contenta-t-elle de répondre, Je respecte toutes ses convictions… Alors… oui.

 

Bayn garda le silence, scrutant le visage de la jeune fille au point qu’il finit par la mettre mal à l’aise. Puis, sans un mot de plus, il la congédia. ‘Lee marqua sa surprise :

 

  • C’est tout ?, s’étonna-t-elle.

  • J’ai plus d’une trentaine de personnes à voir après vous rien que ce matin avant qu’ils ne passent devant la Commission. Et puis… (Il sourit pour la première fois) Vos intentions sont honnêtes et votre objectif servira, j’en suis certain, notre Mouvement.

 

Lalee ne se le fit pas dire une seconde fois. Elle n’appréciait pas de devoir se faire disséquer devant un parfait inconnu. A sa sortie du bureau, elle soupira de contentement avant que la haute silhouette de Cole ne rembrunisse en une fraction de seconde son humeur.

 

  • Ce fut long., constata Turner.

  • Ah oui ? J’ai pensé que c’était plutôt vite expédié., répondit la jeune fille avec aigreur.

  • Il a prit son temps avec toi. Habituellement, il cerne les nouveaux arrivants d’un seul coup d’œil. (Avant qu’elle ne réponde, il enchaina) Allons-y. On va rapidement passé dans une des salles d’entrainement pour voir un peu ce que tu vaux.

  • Je ne sais pas me battre., répliqua Lalee.

  • Je m’en doute. Tu n’es qu’une civile. C’est juste un test, pas un abattoir.

 

‘Lee haussa les épaules :

 

  • Je le prendrai peut-être plus aisément si ce n’était pas dis d’un ton aussi glacial que le tien.

 

Et un nouveau regard noir de Turner. Il lui fit signe de le suivre d’un geste dédaigneux. Lalee s’exécuta, profitant de ce laps de temps pour poser des questions.

 

  • C’est quoi un « Instructeur Â» ?

  • Un Instructeur est un membre loyal de la Résistance choisis par le Comité pour se charger des recrues. Une sorte de mentor, si tu préfères. Pour le moment, je ne suis que ton Instructeur temporaire. Un ou une autre sera choisie pour te superviser si tu es officiellement admise dans nos rangs.

  • Tout Résistant peut le devenir s’il est dans les bonnes grâces du Comité ? Et c’est quoi ce Comité, exactement ? Skill n’a pas voulu m’en parler.

 

Cole prit le temps de réfléchir avant de répondre.

 

  • Tout le monde ne peut pas l’être., expliqua-t-il, Il y a certaines conditions à respecter ; conditions que tu n’as pas à connaître. Et le Comité… est composé des hauts-dignitaires de la Résistance. Il régit tous les groupuscules qui y sont affiliés et les différents bureaux du QG. Les chefs, les grands manitous, en gros.

  • Et que serai-je censée faire avec vous si je suis définitivement des vôtres ?   

  • Apprendre les bases de notre boulot, dans un premier temps. Une formation. Après, ton Instructeur avisera de lui-même.

  • Il a tout pouvoir sur moi ?

  • Il ou elle, comme je te l’ai expliqué il y a une minute si tu m’écoutais un peu plus, sera ton guide, ton mentor. Alors, oui, il ou elle devra garder un Å“il sur toi et veiller à ce que tu ne commettes aucune faute.

  • Ouais… Je vois le genre…, grommela la jeune fille.

 

Lalee faillit se cogner le nez contre le dos de Cole qui s’était arrêté devant deux portes battantes. Heureusement pour elle, elle eut le bon reflexe de n’en rien faire. Il ne sembla ne rien avoir remarqué. Le jeune homme ouvrit les portes battantes et ils entrèrent dans l’immense salle d’entrainement, aux effluves puant la sueur, le renfermé, et celles propres aux matelas de gymnastique. Lalee passa devant Cole, impatiente de voir comment l’espace avait été comblé. Il y avait tout le nécessaire pour former des sportifs de compétition : ring, barres d’acier, sacs de frappe, parcours petit mais suffisant pour un parcours du combattant. Des Résistants étaient déjà en pleine action, aucun ne leur prêtant attention.

 

  • On va commencer par l’échauffement., lui indiqua Cole en l’attrapant par l’épaule pour qu’elle s’arrête, Ensuite, on fera quelques tests rudimentaires.

  • Savoir si je sais frapper dans un sac ?

  • Non. Ton endurance et ta résistance musculaire en isométrie, d’abord. Ensuite, on passera à l’étape supérieure.

 

Selon les directives de son Instructeur temporaire, elle se plia, échauffa ses épaules, ses chevilles, ses poignets. Elle fit deux tours du gymnase sans que Cole ne l’accompagne dans ses foulées. En attendant, il plaça des plots à distance régulière, formant des paliers. Quand elle eut terminée son échauffement, il lui demanda –  ou ordonner, plutôt – de se placer près d’un mur selon une distance précise. Elle s’allongea de toute sa longueur, posant ses semelles de façon verticale contre le mur avant de se soulever à la pression de ses bras perpendiculaires au sol, en position de pompes. Turner s’agenouilla près d’elle pour l’aider écarter les pieds pour qu’ils s’alignent avec son bassin et à s’allonger beaucoup plus, de telle sorte qu’elle fut pratiquement à l’horizontal. Il la fit ensuite s’agenouiller sans qu’elle ne bouge ses deux mains afin qu’il modifie lui-même leur position en les décalant vers l’avant d’une distance de deux fois la mesure de ses mains. Cole lui tapota le dos, lui signalant qu’elle pouvait se soulever. Lalee sentit très rapidement tous ses muscles mugir d’efforts.

 

  • Tu dois tenir comme ça plus d’une minute trente pour faire un bon score, lui exposa Cole, Tu ne dois ni redresser ton bassin, ni t’affaisser. Ma main sera à quelques centimètres de tes hanches. Si tu touches ma paume, le test sera terminé. Autant te dire qu’il vaut mieux que tu l’évites.

 

Lalee acquiesça vigoureusement, incapable de dire quoique ce soit sous la pression de ses muscles. Elle ferma d’abord les yeux mais se rendit compte que, même si cela aidait sa concentration, elle en oubliait le contrôle inconscient de son corps. Elle s’attela à fixer le sol, comptant les secondes dans sa tête. Les muscles de son ventre se contractèrent au point qu’ils lui en devinrent douloureux, ses épaules s’échauffèrent et ‘Lee se rendit compte que ses mains glissaient tant elles étaient moites. Elle se concentra beaucoup trop dessus et sur la brûlure de la pression au point qu’elle sentit ses hanches entrer en contact avec un objet d’une agréable chaleur.

 

  • Stop., lâcha Cole.

 

La jeune fille se laissa tomber lourdement sur le sol. L’objet en question était la main de Turner. Elle pria pour avoir au moins fais dans les une minute dix.

 

  • Combien ?, s’enquit-elle.

  • Cinquante-six secondes.

  • Seulement ? J’ai eu l’impression de tenir bien plus longtemps !

 

Cole se contenta de lui présenter le chronomètre effectivement arrêté à cinquante-six secondes. Elle maugréa, mécontente de son score. Turner, quant à lui, n’émit aucun commentaire. Silence qui parla de lui-même. Il ne l’aida pas à se relever, se dirigeant déjà vers les paliers. Elle le rejoignit en se massant les membres engourdis et l’interrogea du regard.

 

  • Test d’endurance cardio-respiratoire. Tu vas d’un palier à un autre, allé et retour. A chaque nouveau palier de fait, tu augmentes l’allure. Ils font environs vingt mètres.

  • Je dois faire ça pendant combien de temps ?

  • Pas de temps requis, juste des paliers. Plus tu montes de palier, meilleur en est le résultat. Le principal est que tu sois régulière et logique dans l’augmentation de ton allure. Je guetterai le temps. Si je vois qu’il y a trop d’écart, je t’arrêterai.

 

Lalee obtempéra et commença le premier palier à petites foulées. Elle ne s’inquiétait pas de son endurance ; elle avait passé son enfance à courir derrière son père lors de leurs escapades jusqu’à parcourir, seule, de longues distances à grande vitesse. Courir, sprinter sur de longues durées, elle savait faire. A à peine dix ans, elle surpassait les garçons de son quartier. A quinze ans, elle faisait mieux que son père pourtant fin athlète au point de le laisser souvent loin derrière elle. Lorsque l’on vit à la dure, il y a des choses qui s’apprennent naturellement. Les cinq premiers paliers furent d’une grande facilité pour elle ; sans s’essouffler, elle entreprit les cinq autres. 15 secondes, 30 secondes, 45 secondes. 15 secondes, 32 secondes, 43 secondes. 14 secondes, 30 secondes, 45 secondes. La jeune fille savait réguler son allure, l’augmenter quand il fallait et maitriser sa respiration pour éviter la fatigue et les poings de coté. Au septième palier, Cole haussa les sourcils, quelque peu impressionné. Elle ne s’arrêta pas, se lançant à la poursuite des autres paliers. Turner croisa les bras, gardant toujours son chronomètre dans la main. Peu de femmes résistantes pouvaient se targuer d’arriver à ce niveau d’endurance ; si ce n’est les femmes d’élites qui atteignaient le treizième palier et qui ne se comptaient sur les doigts de la main au sein du QG. Toutefois, au dixième palier, Lalee s’arrêta. Elle fit signe à Cole qu’elle n’en pouvait plus. La jeune fille avait ses limites. Elle se pencha en avant, prête à dégobiller. Du moins, c’est ce que pensa le jeune homme qui s’approcha d’elle pour l’écarter dans un coin. Mais à son approche, elle se redressa finalement munis d’un immense sourire.

 

  • Cette fois, ce fut satisfaisant, pas vrai ?, lui lança-t-elle entre deux souffles saccadés.

  • En effet…, admit Cole, surpris.

 

C’était plus que satisfaisant, même.

 

  • On va passer aux sacs de frappe., se reprit-il.

 

Sauf qu’ils étaient tous pris. Mais Turner ne se découragea pas. Il salua l’un des sportifs et le congédia d’une voix autoritaire. Sans piper mot, le précédent frappeur s’éclipsa comme s’il était tout à fait normal de lui obéir docilement. Cole tendit des bandages à Lalee pour qu’elle se protège les mains. Elle batailla avec, ne sachant pas comment s’en armer. Agacé, Turner les lui saisit et, d’un mouvement habile, les lui banda en quelques secondes à peine. Il donna lui-même un coup dans le sac qui se balança subtilement.

 

  • Tape là-dedans.

  • Comment ?

  • Avec tes poings., soupira Turner.

  • Non, sans blague ? Je n’allais pas foutre des coups de boule, non plus.

 

Cole ferma les yeux, prêt à fondre de colère. Il se calma mentalement, avant de répondre :

 

  • Fais ce que tu peux. Je veux voir ce dont tu es capable par toi-même.

 

C’était surtout un moyen pour lui de voir si elle avait des aptitudes propres aux soldats républicains. Un test aux allures de piège. Cependant, lorsqu’elle donna son premier coup avec hésitation, il ne sut s’il devait en rire ou en pleurer. Ridicule.

 

  • Te fous pas de moi., la réprimanda-t-il, Même Skill peut faire mieux !

  • Hé !, lança une voix derrière lui.

  • Quand on parle du loup…, marmonna Cole.

 

Skill, mains dans les poches, tira une moue à son ainé. ‘Lee sourit à l’adolescent qui la salua de la main, en agitant ses doigts.

 

  • Si tu es là pour la déconcentrer, je te sors d’ici avec un bon coup de pied au derrière., le menaça son frère.

  • Oh, ça va ! Je venais juste voir comment ça se passait… (il marqua un temps d’hésitation) Surtout voir si elle était toujours en vie.

 

Lalee ne put s’empêcher d’éclater de rire. Fier de lui, l’adolescent pointa deux doigts victorieux.

 

  • Ca suffit., siffla Cole, Le sac, ma grande.

  • Je m’appelle Lalee., corrigea l’interpellée, dédaigneuse.

  • Et alors ?

 

La jeune fille poussa un grognement avant de se tourner de nouveau vers le sac dans lequel elle flanqua un coup maladroit mais où elle y mit toute sa force. Elle poussa un cri de douleur, secouant sa main. Cole afficha une mine désespérée. Il la lui prit, la plia pour former un poing en lui faisant glisser le pouce à l’intérieur. ‘Lee retira aussitôt sa main des siennes quand il en eut terminé, comme si son contact était susceptible de l’empoisonner.

 

  • Essaie, maintenant., l’intima Turner sans émois.

 

En effet, Lalee ressentit moins l’impact lui vriller les os quand elle recommença à frapper. Mais elle ne pouvait s’empêcher de songer à quel point elle se sentait stupide de taper dans un sac sous l’œil inquisiteur de Cole et celui, amusé, de son cadet.

 

  • Imagine ce que tu hais le plus prendre forme à la place du sac., lui conseilla Cole.

 

‘Lee ricana :

 

  • Je ne te conseille pas de te mettre derrière, alors. Mon poing risquerait de percuter une autre cible par « mégarde Â».

 

Skill pouffa de rire, le dissimulant derrière quelques raclements de gorge.

 

  • Encore faudrait-il que tu y arrives., persifla Turner, pas le moins du monde intimidé.

 

Le ton glacial calma les ardeurs de son frère qui perdit tout sourire, craignant de subir une remontrance par la suite. Lalee ignora la provocation et continua durant plusieurs minutes le manège imposé. Elle imaginait un soldat de la République à la place du sac ce qui déclencha en elle un surplus du rage qui guida ses poings avec plus de vigueur. Beaucoup plus. Le sac chancela légèrement mais elle n’y fit pas attention, répondant à l’élan de sa proie avec un autre coup. Skill se hâta de se placer derrière le sac pour l’immobiliser tandis que ‘Lee laissait s’exprimer toute sa hargne dans ses coups. Sa vision se brouilla au point qu’elle en oublia où elle se trouvait. Elle ne se ressaisit que lorsqu’elle vit son poing droit se diriger vers le nez de Skill qui blêmit en une fraction de seconde. Ce fut Cole qui saisit le col de son frère et l’écarta rapidement de la ligne de mir.

 

  • Pardon, Skill., lui fit ‘Lee, d’un sourire contrit.

  • Y’a pas de mal., la rassura l’intéressé, Je trouve mon nez trop long ; tu l’aurai aplatis pour la bonne cause.

 

La jeune fille rit de bon cœur, rassurée de ne pas avoir attiré les foudres de la seule personne agréable avec elle. Elle reprit son exercice, remarquant du coin de l’œil deux jeunes femmes s’arrêter près des Turner.

 

  • Nouvelle recrue ?, fit la première arrivée.

  • Peut-être., répondit le plus âgé des frères.

 

Elles haussèrent les sourcils, méprisantes.

 

  • Ce n’est pas sérieux, tout de même ?, reprit la première, Elle ne tiendrait pas cinq minutes en mission de sabotage.

  • Ils recrutent n’importe qui, maintenant., ajouta la seconde d’un ton acide, Pas vrai, Britt ?

  • N’importe quoi, tu veux dire., compléta la dénommée Britt en lançant un regard venimeux à Lalee.

 

Réagissant à l’insulte, ‘Lee se tourna vers elle, montrant les crocs mais Skill la devança :

 

  • Allez voir ailleurs, les filles., leur dit-il posément, Ce n’est pas l’heure du bizutage.

  • Ce n’est pas du bizutage, l’interrompit Britt, Mais c’est être réaliste. Notre Mouvement agit pour la bonne cause, pour mettre un terme à la dictature. C’est bien beau de vouloir recruter sauf qu’il faudrait aussi ne pas accepter n’importe quelle midinette aussi maigre et fragile pour compléter nos rangs.

  • C’est le Comité qui décide qui est recruté ou non., trancha Skill, Il est assez grand pour le faire seul ; il n’a pas besoin de tes airs supérieurs de madame-je-sais-tout.

  • Prends garde au ton que tu prends avec moi, Skill, ou je…

  • Tu quoi ? Tu vas me jeter ton sac à main à la figure ?

 

Britt et sa compagne firent un mouvement vers le cadet qui resta bien campé sur ses jambes. Cole leva un bras entre eux, bloquant le passage des unes comme de l’autre.

 

  • Vous serez gentils d’aller régler vos chamailleries de bac à sable ailleurs., intervint-il froidement, Britt, je te serai grès de ne pas interférer dans mon travail pour ce genre de commentaires et de te garder de proférer la moindre menace envers mon frère. Skill, agit un peu en adulte au lieu de te comporter comme un gosse à qui on a volé une sucette. C’est entendu ?

  • Oui., répondirent d’une même voix les trois fautifs.

 

Calmées, les deux intervenantes filèrent la queue entre les jambes sous l’air victorieux du cadet Turner. Lalee n’osa dire quoique ce soit, se contentant de lancer un « merci Â» silencieux vers Skill qui lui sourit, complice. En revanche, elle se garda bien de montrer une quelconque gratitude envers Cole.

Après une bonne heure à taper dans un sac, Lalee suivit les Turner à la cafeteria de bonne grâce, son estomac bourdonnant en signe de faim. En route, et soigneusement en retrait pour ne pas attiser la curiosité des deux garçons, elle fit un nœud sur hanche droite avec le t-shirt noir, son amplitude la gênant dans ses mouvements depuis le matin. Heureusement, le pantalon ceinturait à peu près convenablement sa taille bien qu’elle le remontait souvent. En passant le pas du restaurant, elle eut le temps de natter ses cheveux encore humides. Ils s’installèrent autour d’une table de fortune, comme toutes les autres, où on vint s’enquérir de leur commande. Skill demanda trois sandwiches ainsi que de l’eau pour tous les trois.

 

  • Alors, verdict ?, questionna Skill en regardant son frère.

  • Je ne peux pas en parler. Les résultats seront annoncés durant la Commission.

  • Un petit indice., l’encouragea son cadet.

 

Cole plaça ses coudes sur la table avant de répondre :

 

  • Je ne suis qu’un facteur dans la décision du Conseil mais… (il posa les yeux sur Lalee) Je dois avouer que tu as des qualités à ne pas négliger.

  • Vraiment ?, eut, pour seule réponse, la jeune fille.

  • Tu as pas mal de force et une bonne endurance., admit Cole comme s’il lui en coûtait, Tu frappes plutôt sec bien qu’il y ait pas mal de travail à faire.

  • Dois-je le prendre comme un compliment ?, fit ‘Lee, un sourire en coin.

  • Oh, venant de Cole, tu peux !, confirma Skill.

  • Je ne fais qu’admettre certaines choses lorsqu’elles sont vraies., se défendit l’ainé.

  • Pas vraiment, non., contredit l’adolescent, Tu ne m’as jamais complimenté, moi, pour mes compétences électroniques.

 

Turner poussa un rire de gorge, ressemblant plus à un grondement :

 

  • Je le ferai quand tu cesseras de tout faire sauter à chaque fois que tu tripotes quelque chose.

  • Donc, ce n’était pas un compliment., conclut Lalee, sentant la dispute arriver.

  • Une remarque, c’est tout.

 

Skill émit un petit rire en toisant son frère. Ce dernier préféra se concentrer sur son sandwiche dès qu’il arriva sous son nez, peu enclin à en dire plus. L’adolescent se tourna alors vers Lalee, assise à coté de lui, pour discuter tranquillement. Son naturel bavard reprenant le dessus, il en dit un peu plus sur son ainé et lui-même. Tous deux excellaient dans le domaine électronique, ce qui expliquait la présence de tous ces engins ouverts dans leur chambre. Ils étaient capables de réparer n’importe quoi avec le peu de moyens qu’ils possédaient. Cole ne s’adonnait pas en priorité à cette capacité. Il était aussi bon là-dedans qu’en combat rapproché et l’art de la dissimulation. Skill déblatéra un peu plus sur la fratrie et souleva un point qui surpris la jeune fille : ils n’étaient pas deux mais trois frères. Elle ne l’avait encore jamais rencontré. Elle voulut en apprendre plus au sujet de cet inconnu lorsque l’adolescent lâcha le nom : Dan. Cole s’arrêta net à l’évocation de ce nom, l’atmosphère changeant radicalement ; glacial. Il foudroya Skill de son regard perçant :

 

  • Ne prononce pas le nom de ce traitre devant moi., gronda-t-il, tremblant de colère.

 

La mine de Skill s’assombrit aussitôt et il ne pipa plus un mot.

 

  • Où est le mal, Cole ?, questionna Lalee, peu certaine du risque qu’elle prenait en s’aventurant sur ce terrain-là.

  • Le mal ? Ce salopard a rejoins l’ennemi, voilà où se trouve le mal !, s’insurgea Cole, Qu’on ne parle plus jamais de ce type en ma présence.

  • Tu t’emportes à son sujet pas parce qu’il est devenu républicain mais pour ce qu’il t’a fait., l’accusa son frère, ouvrant de nouveau la bouche et désignant la brûlure de son ainé.

 

Cole serra la mâchoire. Lalee se tendit, prête à déguerpir à la moindre explosion de colère. Au lieu de quoi, elle ne lut pas la fureur dans le regard bleu du jeune homme mais la douleur. Une douleur ancienne mais encore omniprésente.

 

  • N’oublie pas qu’il t’a renié aussi. Il n’y a pas que moi qu’il a trahis., trancha sombrement Cole.

 

Les deux frères se défièrent du regard et, pour la première fois, Lalee vit la même rage flamboyer dans les iris turquoise de Skill, identique à celle dont Cole était capable. Mieux valait ne pas aller plus loin dans l’interrogatoire. Après le déjeuner, aucun des deux ne s’adressa de nouveau la parole. Skill préféra se séparer du duo, ruminant très certainement, lorsque Cole emmena la jeune fille dans une salle de tir. L’ainé, sûrement lui aussi tourmenté par la dispute, parlait encore plus sèchement, sans s’étendre dans ses explications alors qu’il monta un Glock sous le nez de l’apprentie et le chargea d’un mouvement vif. Lalee déglutit lorsqu’elle s’empara de l’arme de poing, ses oreilles protégées par un casque pour minimiser le son des tirs. Turner l’aida dans sa position, évitant soigneusement tout contact trop long aussi désagréable pour lui que pour ‘Lee. Il dut lui répéter plusieurs fois de faire attention au cran de sécurité mais cela semblait tomber dans l’oreille d’un sourd. Il fut obligé de le faire lui-même. Lorsqu’elle tira pour la première fois, Lalee manqua de lâcher l’arme tant le recul fut surprenant et percutant. La balle atteignit le mur, au-dessus de la cible. Elle resserra ses doigts sur la crosse et recommença. Ce fut le même résultat. Elle eut beau vider le chargeur aucune balle ne rencontra la cible. Excédée, ‘Lee jeta l’arme sur la table bancale devant elle.

 

  • J’ai horreur de ça !, s’exclama-t-elle.

 

Cole ne pouvait qu’allait dans son sens. Les armes à feu n’étaient certainement son fort. Il lui confia un couteau de lancé qui parut mieux lui plaire, au vu de la façon dont elle testa sa légèreté avec meilleure humeur. Elle semblait plus aguerrie, les couteaux allant se ficher dans la cible avec plus de précision bien qu’aucun ne parvint à la cible, mais s’en rapprochait. Le résultat fut plus concluant. L’après-midi passa beaucoup plus vite, la soirée dans son sillage. Ils dinèrent avec Skill mais l’ambiance resta froide, aucun n’osant discuter.

 

                N’étant pas encore assignée à un dortoir, Lalee fut placée sous la bonne garde des Turner dans leur propre suite. Skill lui céda son lit, installant un matelas d’appoint entre les deux lits, comme pour offrir une frontière en plus entre la jeune fille et Cole. Bien qu’il y ait une tension palpable, la jeune fille réussit à s’endormir, consciente que son sort se statuerait demain matin. Sa nuit fut ponctuée par de nombreux cauchemars, le même que la veille, reprenant toutefois des bribes de la journée : un sac de frappe l’écrasant sous son poids, le rire moqueur de Britt et sa compagne, le ton dur et exaspéré de Cole et, illuminant un peu ses rêves torturés, le rire bon enfant de Skill. Quand ce dernier l’éveilla le lendemain, elle était en nage. A bout de souffle, elle s’accorda une minute avant de se lever. Encore une fois, la vue des traces sanglantes sur ses mains déclencha une angoisse poignante. Pourquoi ne partaient-elles pas ?

 

                Lorsque tu cesseras de te sentir coupable d’avoir voulu sauver ta peau.

 

Cette réalité pensée inconsciemment lui glaça le sang mais elle se reprit bien vite. Elle se dirigea vers la salle de bain, Skill déjà prêt. La porte s’ouvrit avant qu’elle n’ait le temps de poser sa main sur le loquet. Cole la surplombait de toute sa hauteur. Elle courba l’échine, se sentant inutilement fautive. Elle s’écarta d’elle-même pour le laisser passer avant de s’enfermer dans la pièce. Le rideau de douche avait retrouvé sa place. Elle remercia intérieurement Skill qui avait dû s’en charger avant que son frère ne s’en aperçoive. Lalee passa de l’eau froide sur son visage, comme pour se purifier. Elle enfila la chemise et le jean que Skill lui avait préparé et rejoignit Cole dans le couloir. Une autre personne patientait à coté de lui. Il s’agissait d’un homme mandaté pour la suivre jusqu’à la Commission. Puis, sur ce, Cole s’esquiva.

 

                L’homme la conduisit au rez-de-chaussée d’où ils empruntèrent un couloir sécurisé par une porte blindée. Le fameux couloir était richement décoré tout comme les noms figurants sur les portes joliment travaillées. Si Lalee n’était pas convaincue qu’elle se trouvait dans un repaire de la Résistance, elle se considérerait comme une intruse dans une de ces demeures qu’elle croisait parfois quand elle vivait encore dans son quartier : des demeures de Républicains gourmands d’argent et de pouvoir ; l’élite de la Société pourrie jusqu’à la moelle.

 

                Alors, même ici, les plus hauts dignitaires se réservaient le droit de vivre dans l’opulence ?

 

La dernière porte donnait accès à une salle d’une dimension moyenne. En son centre trônait une table en acajou, longue, autour de laquelle se tenaient assises six personnes en tête et trois autres plus en retrait, comme des rebus. Cole faisait partis de ces trois-là ainsi que le Docteur Bayn et le médecin qu’elle avait rencontré la veille. Des hommes armés – des gardes sans aucun doute – restaient dans l’ombre à chaque recoin de la pièce, aux aguets. Binky Bell se tenait derrière le dossier de l’homme au centre du Comité, grassouillet et petit. Celui-ci se leva, paumes sur la table et l’intima à s’avancer d’un mouvement du menton. Ce qu’elle fit, bien que la manière dont il s’adressa à elle ne lui plu guère. Une fois fait près de la table, il se rassit. La jeune fille pouvait entendre la respiration de Cole de là où elle se trouvait. Elle lui jeta un regard qu’il préféra ne pas croiser.

 

  • Mademoiselle, commença le grassouillet, Comme il était convenu, vous vous trouvez devant le Comité de la Résistance, composé de ses dirigeants. Je préside cette assemblée étant moi-même Chef du Mouvement. (Lalee comprit alors pourquoi une telle sécurité était de mise. Il n’était, toutefois, pas comme elle l’avait imaginé.) Comme toute organisation, certains recrutements nous jouent parfois des mauvais tours. Nous sommes donc plus méticuleux quant à nos choix des recrues, celles-ci devant passer obligatoirement devant nous avant toute décision. Au vu, d’en plus, la façon dont vous êtes arrivée ici, il est primordial de bien vous cerner. Comprenez-vous ?

  • Parfaitement., approuva Lalee quoique peu inspirée par ce discours.

  • Nous allons vous évaluer nous-mêmes dans un premier temps, secondés par votre Instructeur, monsieur Turner, et le personnel médical. (Il guetta l’approbation de tout le monde avant de lâcher : ) Bien, commençons.

 

Lalee respira profondément. Elle pensait que les Résistants seraient comme elle et non comme ces gens, assis sur ces chaises en orfèvre délicieusement décorées de coussins brodés et habillés bien trop coquettement pour se salir les mains lors d’actions menées contre la République. Bien qu’éprouvant une antipathie immédiate pour le Comité, elle ne put que se rendre à l’évidence : elle ne pourrait qu’aller dans leur sens ; du moins devant eux. Pour Sonnie.

 

  • Présentez-vous brièvement, s’il vous plait., lui demanda une femme à l’extrême droite.

  • Je me nomme Lalee. Dix neuf-ans. Je n’ai plus de famille et je viens de la zone nord de Paris., obtempéra machinalement la jeune fille.

  • « Plus Â» de famille ?, rebondis la première interlocutrice.

 

Lalee darda sur elle un regard flamboyant :

 

  • Non. Elle a été décimée par les chiens de la République et ma sÅ“ur a été enlevée.

  • Quelle sorte de haine éprouvez-vous ? Pourrait-elle entacher votre aptitude à suivre les ordres de mission ?, la poussa à réfléchir le Chef de la Résistance.

  • Une haine bien placée à l’égard de ceux qui m’ont tout pris. Plutôt simple à deviner., répondit ‘Lee munis d’un rictus, J’obéirai, à juste titre, monsieur.

 

Le « Ã  juste titre Â» lui valut un regard noir de Turner ; discret, certes, mais pesant tout son poids lorsqu’il se posa sur la jeune fille.

 

  • Quels sont vos arguments pour intégrer nos rangs ?

 

Lalee voulut leur répondre qu’on ne lui laissait tout simplement pas le choix mais elle s’abstint de toute insolence.

 

  • L’envie. Celle qui pousse chaque homme épris de liberté de prouver que la République peut tomber, d’œuvrer pour un monde paisible.

 

Le doute se lut dans les six paires d’yeux du Comité. Le Haut-Dirigeant se tourna vers le Docteur Bayn.

 

  • Faites-nous part de votre évaluation, Docteur.

  • Cette petite a subit un lourd traumatisme., exposa Bayn, Elle a vu sa famille se faire assassiner et sa cadette lui être enlevée dans la foulée. La plupart aurait baissé les bras et se serait laisser submerger par cette perte. Cependant, elle a montré une certaine volonté à rester en vie pour retrouver la petite. (Il offrit un sourire amusé à Cole) Et il en faut du cran pour braver monsieur Turner. Malgré tout, je ne suis pas convaincu de la véracité de la motivation qu’elle nous a présentée aujourd’hui. (Lalee se crispa) J’ai pu constater une attitude impulsive et une envie de vengeance qui n’est pas prête de s’atténuer. Mais cette impulsivité peut être contrôlée si on s’y prend bien. Et sa vengeance ne peut que nous être utile.

 

Lalee se détendit un peu. Elle n’appréciait pas qu’ils parlent d’elle comme si elle n’était pas là mais elle s’en soulageait quelque peu. Parler de sa famille, de ses cauchemars ou de sa haine la rendait mal à l’aise. Le Comité hocha la tête avant de laisser la parole au médecin qui confirma la bonne santé de la jeune fille bien que son poids reste léger pour sa taille. Ce fut au tour de Cole de faire part de son bilan. Il se redressa sur sa chaise et parla d’un timbre mesuré :

 

  • Les tests physiques sont mitigés. Assez irréguliers, même. Pour la résistance musculaire, son temps officiel est d’une minute et deux secondes, lui valant la note de 4.2 sur 10. En revanche, son test d’endurance cardio-respiratoire est plutôt impressionnant. Elle a atteint le dixième palier, ce qui lui vaut la note de 17.5 sur 20. L’un des meilleurs scores pour une femme. Lalee (l’intéressée ouvrit les yeux ronds. C’était la première fois qu’il prononçait son nom) n’a aucune qualité en ce qui concerne les armes à feu, pour m’exprimer cru mais elle se débrouille en lancée de couteau. Pour le combat rapproché, elle a plutôt une force lui venant de sa hargne naturelle qui serait intéressant d’exploiter. Il lui faudrait un entrainement assidu pour aiguiser ce point-là.

  • Très bien. Nous vous remercions Docteur Bayn, Docteur Brown et monsieur Turner. Quelque chose à ajouter, mademoiselle Lalee ?

 

Mais ‘Lee secoua la tête. Tout avait été dis. Elle quitta la salle en soupirant, le Comité et les trois intervenants l’ayant congédié pour s’entretenir en privé. Son sort en était jeté. Il n’y avait plus qu’à patienter. A peine eut-elle franchis la porte pour rejoindre la Grande Salle que Skill lui tomba dessus.

 

  • Alors ? Alors ?, la pressa-t-il.

  • Je ne sais pas…, avoua Lalee, C’est plutôt tendu là-dedans. Je me suis fais autopsiée de la tête aux pieds. Il faut espérer que ce qu’ils ont vu dans mes entrailles leur plaisent.

 

Sa dernière phrase avait un goût amer. Skill lui serra l’épaule :

 

  • Ne t’inquiète pas trop. Je suis certain que l’opinion de Cole aura un certain impact sur leur décision. Il a beau ne pas t’aimer, soyons francs, il sait reconnaître une recrue prometteuse. Il restera objectif d’autant plus qu’il est un R-Alpha. Il n’a pas été choisi au hasard par le Comité pour t’évaluer.

 

La jeune fille lui sourit, se demandant ce que pouvait signifier le terme « R-Alpha Â». Pourtant, elle préféra ne poser aucune question. Elle attendrait d’en savoir plus si la réponse venait de Cole lui-même. Elle se savait déjà de trop en ces lieux, entre les deux frères et était consciente de s’être montrée,  à maintes reprises, beaucoup trop curieuse. Il était inutile de s’aventurer sur des terrains dont elle ignorait tout. Elle aurait tout le temps d’obtenir des réponses à ses questions après la décision du Comité si cette dernière était positive. 

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