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Gabrielle

        Les ombres filèrent dans la pénombre, aussi silencieuses qu’une brise insondable. Rapides, elles se frayaient un chemin à travers les décombres des immeubles, bondissant avec agilité comme si elles prenaient leur envole. Gabrielle s’arrêta sous une cage d’escalier, suivis par un autre soldat bien plus grand qu’elle. Il se plaça à quelques centimètres d’elle, accroupis. Il était chargé de la couvrir. Les deux autres restèrent planqués face aux escaliers, après avoir soigneusement rabattu une porte devant eux, en guise de bouclier.  

 

      Leur groupe s’était divisé en deux unités. Gabrielle dirigeait l’une de ces deux divisions. Orlow leur avait indiqué brièvement la nature de leur mission : encore et toujours des Résistants qui, cette fois-ci, comportaient parmi eux l’un des chefs terroristes. Gabby avait douté d’une telle information, au premier abord, avant de finalement s’en laisser convaincre au vu de la grande discrétion des insurgés. Les soldats devaient quadriller tout le quartier sans se faire repérer, au risque de les voir fuir comme des lapins. Sauf que des rues entières à fouiller n’était pas une mince à faire ; les débusquer prendrait du temps, au risque de les voir s’envoler. Bryan et Gabrielle s’étaient séparés à contrecÅ“ur, rencontrant un malaise au poids des nouvelles armes. La jeune femme osait à peine baisser les yeux sur son Heckler & Koch, appréhendant de voir encore une fois les courants électriques sinueux. D’un signe, elle ordonna aux deux soldats d’ouvrir la voie des escaliers avant d’elle-même se mettre à découvert, braquant son fusil vers le haut des marches. Son coéquipier l’imita, à une hauteur plus basse, veillant sur ses arrières. La voie paraissant dégagée, Gabby et l’autre soldat gravirent les marches à pas lents, vaine tentative de se déplacer dans un silence total. Plus ils avançaient sans rencontrer le moindre terroriste, et plus le lieutenant trouvait cela étrange jusqu’à intimer au plus profond d’elle-même la conviction qu’ils courraient droit dans une embuscade. Mais cette lueur de lucidité n’arriva que bien trop tard. Une brusque déflagration balaya l’étage, consumant sous les cris de surprise les deux éclaireurs dans le fléau des flammes. Gabrielle percuta un mur, s’assommant à moitié lorsque son crâne rencontra le béton. Son casque amortis l’impact, mais n’amoindris pas la douleur qu’elle fut, toutefois, capable de résorber en une seconde en reprenant ses esprits. Ses doigts se resserrèrent sur la crosse de son fusil et elle roula un moment sur elle-même afin de se mettre à couvert. D’instinct, elle débloqua le cran de sécurité de l’arme mais elle bloqua net. Elle poussa un juron, honteuse de son erreur et son manque de bon sens. L’acquisition de l’étrange fusil avait suffit à embrunir sa raison. Sa main se porta de préférence à sa cuisse d’où elle tira une arme de poing, son Sig Sauer après qu’elle eut très rapidement fait basculer son Heckler derrière son dos. Des pas précipités lui indiquèrent que les Résistants sortaient de la pièce d’où était partis la première grenade, profitant de la fumée comme diversion. Le bruit assourdissant d’un coup de feu lui vrilla le tympan sur sa gauche. Celui chargé de la couvrir avait survécu à l’explosion et assumait son rôle à la perfection, lorsque Gabrielle constata que des terroristes avaient tenté de la surprendre par l’arrière.

 

  • Un bon élément, songea Vincens.

 

Convaincue qu’elle pourrait agir sans se préoccuper des tentatives d’attaques à revers, Gabrielle pointa son arme devant elle et, au « petit bonheur la chance Â», appuya sur la gâchette. La fumée trop épaisse l’empêchait d’obtenir un bon angle de tir. La jeune femme tourna une minute son attention sur sa gauche et rencontra les deux yeux gris, perçants, finalement visibles par un timide rayon de lune passant au travers des vitres brunies, une fois la zone légèrement dissipée des embruns de la déflagration. De sa main, l’index et le majeur collés, il lui indiqua d’avancer. Gabrielle hocha la tête, et ouvrit la voie. Ils durent enjamber les corps carbonisés et encore fumants de leurs coéquipiers afin de pouvoir avancer dans le couloir étroit. Mais aucun des deux ne baissa une fois le regard sur eux. Dans une parfaite symbiose, les deux derniers membres de l’unité des Forces Spéciales glissaient sur le sol, n’échangeant que de simples regards pour communiquer, leur discrétion primant avant tout. Gabrielle leva le poing, soudainement, forçant l’arrêt de leur avancée. Son compagnon s’arrêta aussitôt, ne bougeant plus aucun muscle. Il guettait. Devant lui, debout à l’inverse de sa position accroupie, Gabby jeta un coup d’œil assuré de l’autre coté du couloir, plaquée contre le mur. Une balle siffla, frôlant le pan du mur dans un éclat de plâtre, manquant de justesse Gabrielle qui se recula à temps. La jeune femme baissa les yeux sur son coéquipier qui leva les siens sur le lance-grenade affilié au fusil de cette dernière. Le sous-entendu était clair. Cependant, Vincens refusa de l’utiliser, incertaine du résultat. Elle n’était certainement pas encline à commettre une erreur qui pourrait faire s’effondrer le bâtiment sur eux. La grenade précédente avait ébranlé les bâtisses ; elle ne donnait pas cher d’une seconde déflagration. Gabrielle secoua la tête, indiquant son refus. Les iris gris brillèrent d’une lueur dubitative mais il ne fit aucun commentaire ou autre plissement frontal qui aurait pu faire comprendre son ressentis. D’un commun accord, ils se décidèrent à dégoupiller un fumigène que le lieutenant lança par-dessus son épaule. Ils entendirent le cliquetis métallique lorsque la bombe ricocha sur le carrelage. Ils détournèrent la tête, évitant le retour de fumée. Puis, rapidement, ils avancèrent en se basant sur les cris de panique.

 

  • Des femmes, des gosses., conclut Gabby, sourcils froncés.

 

Ce constat lui intima d’éviter d’abuser de la gâchette. Subtilement, elle se plaça devant son coéquipier ayant déjà l’index sous pression.

 

  • Pas de tirs inutiles.

 

Les femmes seraient très certainement hargneuses et n’hésiteront pas à foncer dans le tas pour protéger les petits. L’instinct maternel ; animal. Attaquer sans réfléchir. Un pied de biche manqua de lui fracturer le crâne. Elle leva son fusil au-dessus d’elle, décalant de justesse l’arme de fortune et tapa de son pied dans le nerf de la jambe de son agresseur avant de flanquer un énorme coup de crosse dans sa tempe. Un homme.

 

  • Papa !, hurla une voix enfantine.

 

Ce cri tétanisa une seconde Gabrielle tandis que le corps s’écroulait à ses pieds. La voix de l’enfant fut aussitôt étouffée, comme si on venait d’enfouir son visage contre une épaule ou dans un cou. Le père bougea, cherchant la prise sur son pied de biche.

 

  • Fuyez !, cria-t-il.

  • Alec !, fit une autre voix, cette fois féminine et terrifiée.

 

Une tête blonde sortit de la brume du fumigène, se précipitant sur l’homme à terre. Gabrielle aurait dû l’assommer, le tuer. Mais l’image de l’enfant à la comptine sur le peloton d’exécution lui revint en mémoire avec une telle violence qu’elle en eut le souffle coupé, frigorifiée. Elle eut juste le temps de percevoir le mouvement de crosse à sa droite, en direction de la tête de l’enfant. D’un reflexe, elle poussa de son flanc le soldat qui manqua de perdre l’équilibre. Le fusil toucha le sol dans un bruit sec, faisant trembler le bras musclé. S’il avait touché l’enfant, il serait mort. Le regard gris toisa Gabby, incrédule. Une douleur fulgurante empoigna avec brutalité la jambe de la jeune femme. Elle serra les dents, jugulant un cri. Le père d’Alec s’était remit sur pied, la pointe du pied de biche enfoncée dans le tibia de Vincens. Il le retira, prêt à frapper de nouveau, son enfant accroché autour de son buste. Protéger son fils. Gabrielle recula en titubant, le sang manquant de la faire glisser. Des cris acharnés montèrent en puissance, des silhouettes surgissant avec rage pour défendre la famille.

 

  • On se replis !, lança Gabrielle, tiraillée par la douleur.

  • La République ne s’incline pas !, lui répondit avec véhémence son coéquipier.

 

Le ton fit frémir la jeune femme. Une voix grave, rauque, emplit de haine. Elle lui saisit le bras :

 

  • Nous sommes en infériorité ! C’est du suicide !

  • On est armés, nous.

 

Gabrielle dut tendre l’oreille pour entendre sa dernière réplique tandis qu’il chargeait son fusil. Elle voulut saisir le canon, furieuse qu’il ne lui obéisse pas. Se faisant, elle dut prendre appuie sur sa jambe blessée ce qui la conduit à trébucher et poser le genou au sol. Sa main frôla le fusil tandis qu’il tira son premier coup de feu sur la cohorte. Une femme s’effondra, puis une autre. Gabrielle dut forcer sur sa jambe, grinçant des dents, en sueur. Elle prit appuie sur un mur et s’en servis comme soutient tout en reculant. Le soldat aux yeux gris bascula devant elle, en barricade. Toutefois, le lieutenant Vincens n’était pas apte à lui en être reconnaissante, la colère vrombissant dans sa poitrine. Elle avait une sainte horreur d’être désobéis, surtout dans ce genre de situation. Les corps parsemant le carrelage ralentirent l’avancée des femmes tandis que les républicains reculaient. Gabrielle les ralentissant, le soldat tint son fusil sur un seul bras, tirant à l’aveugle et enroula son autre bras autour de la jeune femme. Il fléchit une seconde les jambes, prenant de l’élan dans sa poussée pour basculer Gabby sur son épaule. Sa carrure et sa musculature restait impressionnante. Il continua de tirer, profitant de la panique des Résistantes pour rebrousser chemin. Il s’approcha d’une porte et d’un coup de pied l’ouvrit dans un énorme fracas. Il posa sans ménagements Gabrielle au sol avant de refermer la porte, cherchant à bloquer l’accès à l’aide de tables et d’étagères. Sa partenaire s’aida de sa jambe valide, reculant dans le fond de la salle. Une école ; nous sommes dans une salle de classe. Si la situation s’y prêtait, sans doute aurait-elle esquissé un rictus. Ils s’étaient effectivement rendus dans une école, comme l’avait indiqué le capitaine Orlow. Elle joua de ses muscles, faisant tomber devant elle la dernière étagère de la salle. Elle s’agenouilla tant bien que mal, posant son arme de poing sur la cambrure de bois.

 

  • A couvert !, cria-t-elle à l’intention de son collègue.

 

Celui-ci obéit enfin, imitant sa posture.

 

  • Ton fusil !, la héla-t-il tandis que la porte fut ébranlée des hurlements de rage et des coups de bélier.

  • On peut les tenir à distance !, rétorqua Gabrielle.

  • Te fous pas de moi ! Je n’ai plus de munitions et c’n’est pas avec ton Sig Sauer qu’on va les buter !

  • Le bâtiment peut s’effondrer à la moindre connerie !, insista Gabby.

 

Il grogna, ôtant son casque et sa cagoule avant de les jeter au sol avec fureur. Son regard orageux restait fixé sur la porte ; des cheveux sombres.

 

  • Tu n’as pas à avoir de compassion., fit-il le ton vibrant d’adrénaline, Tu ne dois jamais en avoir. Pas pour eux.

 

Cette remarque surprit Gabby. Avait-elle été compatissante ? Qu’est-ce que cela pouvait signifier pour elle ? Profitant de son laps d’incertitude, il saisit le Heckler tirant sur la sangle qui manqua d’étrangler Gabrielle. Réagissant aussitôt, Vincens projeta son coude qui fut dévié avec aisance. Sa force la quittait au fil de l’importante perte de sang. Elle lutta avec férocité mais son coéquipier était en pleine possession de ses moyens, la surpassant par le poids, la taille et la puissance. Il parvint à lui soutirer l’arme sous les grondements hargneux de Gabrielle. Cette dernière commençait à voir trouble ;  la vaine résistance avait suffit à la fatiguer et à empirer sa blessure. Son corps menu et pourtant si inébranlable d’habitude glissa sur le dos, le froid carrelage lui volant ses derniers souffles de chaleur. Sa main chercha la visière de son casque. Elle se débarrassa de celui-ci et de sa cagoule, à son tour. Elle voulait de l’air ; respirer avant tout. Le soldat aux yeux gris enclencha le chargeur, ayant un léger soubresaut lorsque les décharges parcoururent le fusil. Il tenta de trouver une explication auprès de sa coéquipière qui fut incapable de lui dire quoique ce soit, la gorge douloureuse, sèche. Il marqua un arrêt face au visage découvert du lieutenant, s’apercevant enfin de sa condition extrême. Le jeune soldat regarda la femme agonisante à ses cotés et passa à la porte. Il reproduisit ce geste deux fois avant de laisser un instant le Heckler et procéda à un garrot autour de la blessure de Gabrielle. Celle-ci poussa un râle lorsqu’il serra sa propre ceinture au niveau de la plaie sanglante. Assuré que l’écoulement serait jugulé, il reprit le fusil, l’œil indomptable.

 

  • Fais pas ça …, souffla Gabby, cillant pour garder la vue claire, Fais pas ça…

 

La porte finit par céder, le père du garçonnet en première ligne toujours armé de son pied de biche sanguinolent. Les premiers entrés eurent à peine le temps d’ouvrir les yeux ronds de stupeur lorsque le soldat n’hésita pas à se mettre debout, bien campé devant eux.

 

  • Dan !, s’écria le père d’Alec.

 

Se furent ses derniers mots. La grenade partit dans un « floup Â» ridicule, tombant parmi la foule incrédule. Il y eut une détonation, comme une explosion d’éclairs ; une lumière bleue, aveuglante balaya le couloir et la salle. Une salve de courants électrique explosa, foudroyant tout le monde, attaquant la structure de la bâtisse. Les craquements des poutres, des murs résonnèrent en glas funèbre. Le dénommé Dan, soldat des Forces Spéciales de la République, couvrit son visage de son bras au premier sursaut de la déflagration. Il ne put rien voir du chaos, s’allongeant ensuite sur Gabrielle dans un élan de protection. Le nez dans son cou, la blessée dut y enfoncer son visage de plus belle tandis que le jeune homme usait de ses bras comme casque humain, prenant les impacts des premiers effondrements sur lui. L’odeur de sang et de sueur couvrant le parfum boisé de Dan fut les derniers souvenirs de Gabrielle avant qu’elle ne sombre dans l’inconscience. 

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